13 décembre 2023
Ce document est lié à :
info:eu-repo/semantics/reference/issn/0439-4216
Ce document est lié à :
info:eu-repo/semantics/reference/issn/1953-8103
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ , info:eu-repo/semantics/embargoedAccess
Sarah Rey, « Une sainte se recoiffe : permanences et surimpressions des gestes émotifs », L’Homme, ID : 10.4000/lhomme.47509
Prise dans une phase de transition religieuse, l’histoire de l’une des premières saintes de l’Afrique romaine, Perpétue, martyrisée en 203 après J.-C. à Carthage, donne à voir l’effet de chevauchement des formes de sensibilité. Le récit de son martyre, la Passion de Perpétue et Félicité, est riche d’épisodes illustrant la confrontation des époques et des rapports d’historicité : les chrétiens les plus convaincus, notamment ceux qui apparaissent dans les sources martyrologiques, veulent s’inscrire dans un nouveau régime sensible, mais continuent de vivre dans une société où ils ont appris à se comporter en pères ou mères de famille, en citoyens libres ou esclaves, en civils ou soldats. Le récit de l’exécution de Perpétue contient ce type d’opposition entre deux modes d’existence devenus inconciliables, comme le montre en particulier ce moment où la sainte, renversée dans l’arène par une vache furieuse, voit sa tunique se déchirer et ses cheveux se détacher. La chrétienne ramène un pan de son vêtement sur sa cuisse dénudée, puis cherche une fibule pour se recoiffer. Se devine à travers ces gestes l’exigence chrétienne du martyre joyeux : la sainte ne veut pas être prise pour une pleureuse ou une suppliante. L’éclairage ethnologique peut aider à mieux saisir les enjeux sensibles de cet épisode minuscule. L’histoire de Perpétue gagne à être lue au prisme des techniques corporelles et de leur savoir partagé. La longue durée des gestes émotifs entre aussi en correspondance avec ce que Aby Warburg a pu désigner comme les résurgences ou survivances de très anciennes manières de faire, repérables dans l’art comme dans le monde social. L’enquête de Ernesto De Martino sur les prefiche de l’Italie méridionale permet d’élargir encore l’analyse : les gestes attendus précèdent l’émotion collective, ils la génèrent et la résument.