10 juin 2003
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Jean-Michel Thomas, « Etude comparée du Livre de Ruth : L'originalité de la traduction-calque en Ladino, Dans la bible de Ferrare (1553) », HAL-SHS : linguistique, ID : 10670/1.0a2oaf
La diversité linguistique est un phénomène tout à fait naturel mais le langage peut aussi se fixer dans certaines formes qu’il est interdit de modifier pour des raisons religieuses. Cette situation est notamment celle des traditions sémitiques (judaïsme et islam) qui ont une langue sacrée (l’hébreu ou l’arabe), qui est ici le corps de la révélation. C’est ce qui explique les problèmes qui se sont posés aux juifs expulsés d’Espagne à la fin du XVème siècle. Beaucoup d’entre eux étant devenus incapables de lire le texte biblique dans sa version hébraïque primitive, il leur a fallu avoir recours à une traduction aussi exacte que possible du texte hébreu, ce qui a donné naissance à cette langue-calque tout à fait originale que l’on appelle le ladino, langue uniquement écrite, tandis que les juifs sépharades continuaient de parler en judéo-espagnol, c’est-à-dire dans un castillan panaché d’hébraïsmes.Malheureusement, le ladino reste encore souvent confondu avec le judéo-espagnol malgré les nombreuses précisions apportées sur cette question, notamment par les savantes publications de Monsieur Haïm Vidal SEPHIHA. C’est dans le prolongement de ces études érudites que Jean-Michel THOMAS a consacré sa thèse au הרות ספר / Sefer ha Ruth / Livre de Ruth, dont aucune étude sur la version en ladino, dans la Bible de Ferrare, n’avait été faite jusqu’à présent. On y découvre cette version-calque du texte biblique dans un castillan archaïque (XIIIème siècle), transcription des plus déroutante pour des esprits latins, mais qui manifeste de la part des juifs sépharades un effort très méritoire pour conserver leur patrimoine religieux et scripturaire.Cette version en ladino de la Bible de Ferrare démontre à l’évidence qu’on ne peut limiter une traduction de la Bible à un exercice de style. Si la Bible de Ferrare a été si souvent publiée (alors que celle de Casiodoro de Reina de 1569 a toujours été très difficile à trouver parce qu’elle n’a été éditée qu’une seule fois), il faut penser d’abord à son efficacité spirituelle sur les milliers de juifs qui l’ont lue et méditée ; sa valeur dépend dès lors beaucoup plus du fond que de la forme. De plus, en restant très proche du texte original et en laissant apparaître de nombreux hébraïsmes, les juifs ne pouvaient pas ne pas se sentir également plus proches de leurs origines en lisant ce texte, alors que la traduction de Casiodoro de Reina, et celle de Cyprien de Valera qui l’a imitée, devait nécessairement leur paraître bien étrangère à la mentalité juive et à l’atmosphère biblique tout court.Ainsi donc, malgré son inélégance apparente, la Bible de Ferrare présentait l’avantage de permettre aux juifs de sentir encore vibrer la langue du livre sacré à travers la traduction qu’ils lisaient. Il serait du reste paradoxal qu’un texte aussi soigné dans sa présentation ne nous offre qu’une traduction médiocre, voire franchement mauvaise. Cette accusation exagérée de Menéndez y Pelayo est sans fondement. Le calque que nous présente ce texte n’avait pas pour but de rechercher l’élégance ; il faut donc cesser de lui adresser ce reproche.Si le ladino, malgré toutes les maladresses qu’on lui a reprochées, a connu un franc succès, comme le prouvent les nombreuses rééditions de la Bible de Ferrare de 1553, c’est qu’il possède des vertus insoupçonnées par ceux qui vivent en dehors du judaïsme. Le ladino n’est certes pas une langue parlée, mais c’est un style qui " parle " au cœur des juifs. Bien qu’exilé et s’exprimant dans une autre langue que celle de la Bible, le juif sépharade retrouve indirectement ses racines dans le ladino. Si une traduction, ou si une expression n’était pas un calque de la Bible, le juif se serait non seulement senti exilé mais il aurait eu aussi le sentiment d’avoir perdu son identité. Il la conserve partiellement par le biais du ladino.On peut certes se demander si la transcription calque du ladino n’exprime pas, mais jusqu’à un certain point seulement, la difficulté qu’éprouve le juif à s’ouvrir à " l’autre ", car le monde juif est souvent difficile à pénétrer en raison de la mentalité exclusive du peuple élu, qui tend toujours à se replier sur lui-même. C’est pourquoi, pour les juifs – mais ils ne sont pas les seuls – l’autre (le non-juif) est presque toujours au second plan ; sa représentation est celle d’un étranger que l’on maintient à l’écart ou dont on se tient à distance. De ce point de vue, le ladino qui, en tant que calque de l’hébreu, ne nous fait pas quitter le monde juif, est encore une manière de se démarquer de l’autre et exprime, jusqu’à un certain point, ce repli caractéristique du monde juif sur lui-même.Cet ostracisme n’a pourtant rien d’absolu comme le prouve précisément le Livre de Ruth dont le personnage principal est une moabite, issue d’un milieu traditionnellement hostile et méprisé par le peuple hébreu. Nous avons donc ici un exemple on ne peut plus intéressant de cette ouverture à l’autre et en même temps de cet attachement à l’identité juive, si douloureusement préservée au cours des siècles.