2010
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Études littéraires ; vol. 41 no. 3 (2010)
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Jean-Pierre Morel, « Heiner Müller : un anarchiste dans le communisme ? », Études littéraires, ID : 10670/1.0y10d1
Dans son autobiographie, vers la fin de sa vie, Heiner Müller (1929-1995) reproche à la civilisation occidentale d’être fondée sur les principes de la délégation et de la figuration symboliques. Comme ce sont aussi les principaux mécanismes de la représentation dans les démocraties modernes, on pourrait voir dans cette mise en cause l’équivalent d’une prise de position anarchiste, « un refus d’accorder quelque légitimité que ce soit à la représentation politique » (Uri Eisenzweig). Le principal écrivain de théâtre en RDA depuis la mort de Brecht serait-il donc un anarchiste dans le communisme ? C’est l’examen de ses pièces qui permet d’amorcer une réponse : elles partent souvent de situations d’urgence (guerre ou révolution) dans lesquelles un individu ou un groupe se voit (ou se croit) chargé de tuer d’autres hommes au nom d’une cause, d’un parti ou d’un camp. La « représentation » de l’Autre, la possibilité d’être son mandataire, est alors mise à la question : déléguée à un homme ou à un groupe par un acteur collectif, la violence peut-elle s’exercer d’une manière équilibrée et contrôlée en même temps qu’efficace ? N’a-t-elle pas plutôt immanquablement partie liée à l’aveuglement, à la brutalité, voire à la barbarie ? Et quelles « fins de partie » s’offrent à ceux qui refusent cette délégation : l’« asocialité » ? la trahison ? le sacrifice ? Toutefois, ces textes ne se réduisent pas à illustrer, de façon didactique ou tragique, une casuistique révolutionnaire : la figure de l’auteur y est aussi mise en jeu. Elle tente de se soustraire à la fonction de « porte-parole », de représentant, d’une classe ou d’une cause, mais sans personnifier pour autant un pouvoir propre à la littérature, qui permettrait à celle-ci de redessiner le monde à sa fantaisie. L’auteur est toujours impliqué dans — et divisé par — cette critique de la « représentation », qui a finalement plus à voir avec la dimension totalitaire de la politique qu’avec l’idéologie anarchiste.