29 septembre 2017
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Fabrice Larat, « DU PASSE, FAISONS TABLE RASE ? L’UNION EUROPEENNE ENTRE HISTOIRE ET MEMOIRE: Contribution à une socio-histoire de l’Europe intégrée », HAL-SHS : sciences politiques, ID : 10670/1.1e2frx
Ce texte est une version légèrement remaniée du volume 2 du dossier présenté en vue de l'habilitation à diriger les recherches en science politique à l'Université de Strasbourg, le 29 septembre 2017Ainsi que l'évoquait le préambule au projet mort né de traité constitutionnel, dans le rapport ambiguë qu'entretient l'Union européenne à l’histoire l'enjeu est de construire l’Europe « dans l’ombre de ses passés », et notamment en réaction aux atrocités d’une histoire marquée par les conflits à caractère impérialiste ou nationaliste qui ont culminé avec les expériences totalitaires du 20ème siècle. C’est la raison pour laquelle la confrontation avec l’histoire et la volonté de « dé-passer » certaines phases douloureuses en « apprenant de l’histoire » (comme le soulignent un certain nombre de discours officiels) et en tirant les conséquences des «erreurs» accomplies sont à l’origine du projet européen et caractérisent son rapport au passé et à l’histoire en général. Ce souci est à la fois la raison d’être et la justification de l’Union.Du point de vue de la recherche, il importe alors d’examiner quelles sont les fonctions que remplissent les récits et présentations de l’histoire en lien avec la construction européenne, c'est-à-dire appréhender la manière dont l’Union européenne, en tant que résultat d’un processus donné de transformations politiques, cherche à s’inscrire dans le cours de l’histoire.S’appuyant sur une partie de nos travaux de recherche et publications antérieurs ou actuels, les huit chapitres constitutifs du présent travail s’articulent autour de trois grandes parties qui déclinent les différents aspects de sa problématique.1)Première partie : Discours et symbolesAfin de comprendre comment fonctionne la légitimation de l’Union par sa relation au passé, notre première partie sera consacrée à l’analyse de la place des figures historiques récentes ou passées que l’on retrouve au centre des récits sur l’Europe, à travers notamment le travail de sélection et d’interprétation auxquelles elles donnent lieu, mais aussi leur utilisation et leur mise à l’épreuve de l’évolution du contexte politique.Qu’il s’agisse de discours institutionnels, au sens de discours émanant de locuteurs s’exprimant pour le compte d’institutions politiques et publiques nationales ou européenne, d’administrations, ou de partis politiques, ou bien de discours émanant de personnes publiques ou privées, l’étude de telles sources permet à travers la dimension symbolique du langage et sa valorisation socio-communicationnelle de retracer la manière dont certaines idées et concepts sont mis en circulation et s’articulent les uns par rapport aux autres et produisent un système de sens.Le chapitre 1 traite à la fois d’un exemple emblématique d’utilisation d’une figure historique européenne, à savoir l’empereur Charlemagne dans la recherche des origines qui accompagne la construction européenne. Plus largement, la symbolique carolingienne permettra d’évoquer un certain nombre d’autres figures distinguées au titre des « grands européens ». C’est à cette occasion que nous introduirons dans notre analyse la question de la commémoration qui représente une des expressions du rapport que l’Union européenne entretient au passé et de la place que l’histoire occupe dans la construction européenne, et qui se trouve au centre de notre recherche.En rattachant ainsi la CEE et la CECA à une origine unique et univoque, en rassemblant autour de discours et d’événements visant à célébrer l’ensemble des organisations et des institutions qui se sont vues investies d’un intérêt proprement européen, la commémoration remplit de nombreuses fonctions importantes. Elle permet entre autre de tirer un trait définitif sur toutes les aventures, bien souvent malheureuses, qui ont pourtant constitué, de 1948 à 1957, le cadre politique dans lequel a pris corps ce qui va devenir la fin ultime de la construction européenne: le marché.En étudiant au chapitre 2 le rôle des instances dont l’objectif est de perpétuer la mémoire de figures présentées comme étant de « grands européens », il est possible de reconstituer la manière dont une certaine mémoire européenne est cultivée et propagée par des institutions ou groupements visant à promouvoir la construction européenne à des fins de construction d’une identité collective. La déclaration Schuman du 9 mai 1950 occupe à cet égard une place particulière, tant sa mise en récit par certains acteurs qui l’on sanctuarisé a permis de transformer cet événement en un acte fondateur indiscutable (Cohen 2012).Avec le chapitre 3, nous passons d’une interrogation portant sur le rôle des différentes formes d’utilisation politiques du passé (instrumentalisation de la mémoire collective, commémoration et stratégie de distinction de certains « grands hommes ») à l’analyse de la relation au passé et à l’histoire qu’entretient la communauté économique et politique en construction qu’est l’Union européenne. Ce sera également l’occasion de décrypter la manière dont la réflexion sur la place du processus de construction européenne dans l’histoire de l’Europe et du monde est conduite dans certains discours officiels trouve également son expression dans les différents traités et dans le processus de constitutionnalisation à l’œuvre au sein de l’Union. Il ressort de cette première partie que la relation étroite qui existe entre la construction européenne et le rapport à la mémoire passe par l’activation et la mobilisation de symboles et de discours. Cela correspond bien à ce qu’Auriane Calligaro et François Foret (2012) constatent dans leur analyse de la finalité et des usages de la mémoire européenne en action : si la recherche du « grand récit » est bien présente parmi les motivations des acteurs, elle coexiste avec des stratégies visant d’autres types de légitimation ou poursuivant des intérêts de court terme. En conclusion, l’UE apparaît moins comme étant a-historique que reflétant de manière exacerbée les mutations sociales et politiques contemporaines qui touchent également les pays membres. Dans son rapport à la mémoire historique en générale et à la mémoire collective du processus d’intégration, elle puisse dans des registres en partie similaire à celui des États-nations alors même qu’elle ne dispose pas des mêmes ressources symboliques et politiques qu’eux pour récupérer le passé et l’ajuster aux nécessités de sa légitimation.2) Deuxième partie : De la coexistence de différentes temporalités au sein du processus d’intégration et de la gestion des conflits mémorielsSi certaines typologies (Déloye 2006) laissent entendre que le rapport que l’Union européenne entretient à l’histoire correspondrait à un ordre politique post-étatique et serait caractérisé par son caractère réflexif (par opposition au rapport de type instrumental caractérisant l’ordre étatique qui prévalait en Europe du XIVe au 20e siècle et à une relation que l’on pourrait qualifier de traditionnelle au Moyen-âge), l’usage fait de la symbolique carolingienne, le discours sur les grands hommes de l’Europe, tout comme le recours des institutions européennes à l’auto-historiographie montrent que la tentation de l’instrumentalisation du passé qui fut pratiquée de manière extensive par les États nations est en fait toujours d’actualité. Plus largement, dans cette deuxième partie, c’est une réflexion de fond sur les dispositifs visant à produire de la réconciliation et du rapprochement qui sera menée, notamment en ce qui concerne leur contribution en tant qu’instrument de la gouvernance des relations bilatérales et multilatérales en Europe. L’idée de civilisation des relations internationales esquissée en son temps par Norbert Elias ouvre à cet égard des perspectives prometteuses. L’évocation du lien entre politiques de gestion du rapport au passé et de pacification des relations interétatiques dont traite le chapitre 4 au travers de la référence à la guerre dans la construction de l’acquis historique communautaire sera l’occasion de s’interroger sur les apories possibles d’une politique mémorielle axée sur le relativisme ou la volonté d’absolutiser la paix dans le consensus. Cette conscience historique nouvelle est loin d’être quelque chose de partagé par l’ensemble des composantes de la communauté de destin telle que se conçoit l’UE. Des lignes de fracture importantes se manifestent en la matière et leur origine est riche en enseignement sur le poids des différentes temporalités à l’œuvre au sein du processus commun d’intégration. L’analyse des effets produits par le décalage des temporalités qui figure au chapitre 5 sera complétée par celle du rôle des différents marqueurs historiques que nous proposons au chapitre 6. Par marqueur, nous entendrons ces phases historiques communes à tout ou partie du continent européen et qui par leur portée et l’importance de leurs legs sur le plan politique, culturel ou économique ont durablement structuré l’espace européen. En effet, comme le relève Didier Georgakakis (2008), la fabrique de l’histoire de l’Europe et de sa mémoire ne se réduit pas à la guerre, elle est aussi celle des conflits bilatéraux, nombreux, même s’ils n’ont pas toujours été armés, qui ont marqué l’Europe depuis 1945, ou encore celle des sorties des régimes autoritaires et de la façon dont se sont jouées ces sorties pour un ensemble de groupes sociaux.A l’image de ce qu’a entrepris Stefano Bartolini (2007) dans son étude sur le phénomène de restructuration politique que connaît l’Europe entre ses États nations et l’Union en formation, l’utilisation d’indicateurs politiques ou macro-sociologiques est une manière d’essayer de déterminer un centre de gravité historique de l’UE autour duquel les pays membres s’articulent. Outre la reconstitution des contours temporels et historiques de l’Europe, on s’efforcera donc dans ce chapitre d’analyser les modalités qui confèrent sa réalité à ce centre, ce par quoi il se matérialise ou acquiert son degré d’épaisseur et de consistance sociopolitique, ce qui constitue son noyau dur et ce qui se trouve à ses marges, enfin, ce qui est important pour la cohésion et le bon fonctionnement de l’Union en lien avec la place de l’histoire dans le processus d’intégration. L’étude du poids des marqueurs historiques sera enfin l’occasion de s’interroger sur les moyens qui relient le passé au présent sous la forme d’une « palette de modes d’action déjà éprouvés » (Laborier 2003, 447) mobilisables par les acteurs contemporains. 3) Troisième partie : Du rôle de l’historiographie dans la construction de l’objet ‘Europe’ La socio-histoire de la construction européenne passe automatiquement par une réflexion sur la manière dont s’écrit l’histoire, et en particulier celle des institutions qui en résulte. Pour celles-ci, l’existence même d’un récit historique à leur propos pour les légitimer fait en effet pleinement partie de leur mode de fonctionnement (Bouillaud 2013, 165).A travers l’auto-historiographie de ses institutions, le chapitre 7 visera ainsi à mettre en exergue la manière dont l’Union européenne est un acteur de sa propre histoire. Au-delà du débat sur une forme d’historiographie officielle, il s’agit dans une perspective comparative avec d’autres champs historiques d’interroger ce que signifie écrire l’histoire d’institutions pour elles-mêmes et les raisons qui poussent les institutions à (faire) écrire leur histoire (Mangenot 2014). Ce faisant notre analyse de la production éditoriale des différentes institutions et organes de l’UE en matière d’auto-histoire peut être interprétée comme un exemple de ces concurrences bureaucratiques et institutionnelles qui clivent l’espace politique européen (Georgakakis 2008). Plus spécifiquement, tenter de répondre à la question « pourquoi les institutions européennes font leur histoire ? » permet de décortiquer ce qui apparaît comme des entreprises d’imposition d’une histoire unifiée (au moins dans une perspective institutionnelle), les interprétations de cette histoire relevant de stratégies d’historicisation qui résultent tout à la fois des relations européennes, des mobilisations partisanes ou politiques nationales et de leur traduction dans les clivages politiques internes aux institutions européennes dont il importe de comprendre comment elles fonctionnent concrètement. Par ailleurs, En revenant sur les conditions méthodologiques de réalisation de ces formes d’auto-historiographie, c’est une pluralité de pratiques et de rapports à l’histoire qui apparaît.A cet égard, et en cohérence avec l’approche socio-historique de l’intégration européenne que nous suivons, il est enfin particulièrement utile d’appréhender l’Europe comme un espace social transnational à la croisée des champs du pouvoir nationaux où s’affrontent de multiples stratégies politiques, bureaucratiques, économiques, juridiques et académiques, lesquelles ne se limitent pas aux relations diplomatiques interétatiques. Or, si ces entreprises concurrentes contribuent à faire exister cet espace mouvant, pris dans des logiques partiellement contradictoires, il importe de relever comme le font Antonin Cohen, Yves Dezalay et Dominique Marchetti (2007) que cet espace a aussi été « le produit d’investissements savants qui ont donné à cet ensemble hétérogène l’image d’une construction cohérente. Ces représentations rationalisantes de la ‘construction européenne’ sont co-constitutives de cet espace social fragmenté ». Pour cette raison, ce travail se conclut (chapitre 8) sur une étude consacrée au rôle de l’historiographie dans la construction de l’Union européenne comme objet académique mais aussi politique.