26 juin 2017
Evelina Deyneka et al., « “Scalinatèlla”, “Le petit chemin de pierres”, “Дорога надежды” : pour le problème des nomadismes musico-sémantiques », HAL-SHS : littérature, ID : 10670/1.1wk7tq
Le problème de la sémantique musicale est un vieux dilemme de la théorie de la musique. D’une part, il serait trop osé de conclure qu’en musique il n’existait pas de dimension ayant rapport au sens, sous prétexte d’absence de relations référentielles, ou dénotatives, univoques entre le signifiant mélodico-rythmique et le signifié (ou référent) extramusical. D’autre part, l’imprécision de telles relations, ainsi que leur caractère tantôt conditionnel, tantôt subjectif, nous obligent à faire la différence entre le sémantique en linguistique et le « sémantique » en musique. Il reste à définir sur quoi repose l’analogie dans les deux cas et comment s’opère la fonction sémantique au sein du signe musical.Nous aborderons ces questions à partir de trois versions d’une chanson napolitaine transposée poétiquement et musicalement dans deux autres traditions culturelles :1. "Scalinatèlla" [« petit escalier »] (version napolitaine ; musique G. Cioffi, paroles E. Bonagura, 1948 ; interprète R. Murolo) ;2. "Le petit chemin de pierres" (version française ; musique G. Cioffi, paroles E. Bonagura, adaptation J. Patrick, 1956 ; interprète Dalida) ;3. "Дорога надежды" [doroga nadezhdy, « chemin de l’espoir »] (version russe ; musique G. Cioffi, paroles V. Krylov, 1958 ; interprète N. Timtchenko).L’intérêt de l’original napolitain réside dans la configuration poético-musicale mimétique, corrélative à une série d’images perceptives et cognitives identifiant une jeune fille à un petit escalier, long et étroit, par lequel elle devrait descendre. Une telle identification se crée à partir de l’évolution de l’état psychosomatique du héros lyrique au cours de la narration d’une histoire d’amour raté.La version française opère une curieuse inversion temporelle (le souvenir se substitue à l’attente), un changement de genre (le narrateur est une femme) et une transformation, poétique et musicale, des gradins du petit escalier en pierres d’un petit chemin. En même temps, le dessin mélismatique de la chanson originale se trouve renforcé et acquière une fonction plutôt mimétique proprioceptive que purement émotionnelle.La version russe joue sur une allusion cinématographique à un film italien ("Il cammino della speranza", 1950) qui raconte une histoire d’amitié et d’amour se déroulant sur le fond de la lutte de la classe ouvrière contre le chômage, la précarité sociale et l’exploitation. Très proche musicalement de l’original napolitain, cette version conserve globalement l’idée de la quête du bonheur, non seulement d’un bonheur personnel mais de celui profondément enraciné dans le destin commun d’une collectivité socioprofessionnelle (dans le film, il s’agit des mineurs siciliens qui fuient l’Italie et doivent traverser la frontière montagnarde avec la France, alors que la version russe fait allusion à une « botte de montagne ferrée d’acier » du narrateur « fatigué de suivre son chemin escarpé »), et, sur le plan poétique, change ainsi radicalement le système de l’image artistique initiale.L’objectif de notre analyse consistera donc à relever et décrire une série de mécanismes synesthésiques, cognitifs, linguistiques et culturels régissant certains nomadismes musico-sémantiques dans l’histoire de la musique.