10 mai 2023
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Myriam Cottias, « L’identité palimpseste d’“Agricole” : histoires croisées de subjectivités et de contraintes dans les Antilles françaises esclavagistes du xixe siècle », HAL-SHS : histoire, ID : 10.4000/slaveries.8459
Cet article s’inscrit dans un projet plus large qui est celui de la reconstitution d’histoires de vie, de trajectoire d’individus, de statut esclave ou affranchi·e à partir d’une source particulière : un corpus de lettres et un journal écrit par un planteur, Pierre Dessalles, entre 1807 et 1856. Plus d’une centaine d’esclavisé·es sont évoqué·es dans ce corpus publié par l’un de ses descendants et par des historien·nes spécialistes des Antilles. Ces esclavisé·es apparaissent dans les documents selon les intérêts du planteur ou les événements qu’il considère comme extraordinaires, dérangeants, scandaleux. La méthode proposée dans la première partie de l’article est de partir de ces mentions pour reconstruire ces trajectoires de vie en les croisant avec d’autres sources. Comment ces parcours s’inscrivent-ils dans des projets collectifs, soit par le recours à un groupe défini par le statut ou la race, soit par un ensemble d’individus de statut civil et/ou racial différents, mais qui s’accordent à soutenir les intérêts d’un individu ?Ces questions sont abordées à partir d’un nom, celui « d’Agricole », signalé pour la première fois en 1825, au sujet de sa manumission, c’est-à-dire de la liberté non enregistrée officiellement de l’esclave Agricole après un voyage à Bordeaux. Il change ainsi de statut et devient un « Libre de fait ». En 1834, une nouvelle mention d’Agricole apparaît dans les lettres de Pierre Dessalles pour signaler qu’il était l’un des chefs de la révolte des « Libres de couleur » connue comme la révolte de la Grande Anse.Cette tension entre la description initiale d’Agricole comme un « enfant doux » et celle d’un révolté exalté invite à contextualiser ses motivations individuelles. Que révèlent ces histoires sur les attentes individuelles, sociales et politiques des esclaves et de leurs descendants, s’exprimant autour de la notion pivot de « Liberté » ?Les éléments historiques extraordinaires, a fortiori une révolte, produisent de nombreuses archives et permettent d’en identifier les acteur·rices. La seconde partie de l’article étudie, non pas la période de 1825 (celle de la première mention du nom d’Agricole), mais bien celle de 1834. Il s’agit de décrire la révolte de la Grande Anse, qui débute en décembre 1833 et qui est la dernière grande mobilisation des « Libres de couleur ». Ils·elles y dénoncent les discriminations et le manque de respect qu’ils·elles subissent malgré leur statut de libres et malgré la loi du 24 avril 1833 qui leur donne les mêmes droits politiques et sociaux que les personnes définies comme blanches. Ils réclament « la liberté universelle ». Agricole est décrit comme milicien et meneur de troupe. Condamné à mort, sa peine est commuée en peine de bagne, de prison, puis il obtient du roi sa grâce entière. Il est libéré mais reste placé sous surveillance de police, tout en étant interdit de séjour dans les colonies. Jean-Baptiste Agricole s’installe alors avec les autres gracié·es à Angers. Son acte de décès montre qu’il n’appartient pas aux affranchi·es récents : il est né libre, de parents libres.Une autre histoire de vie peut ainsi être reconstruite dans la troisième partie. Le recours aux sites de généalogie, à partir d’une recherche sur le nom d’« Agricole » et d’une date approximative de naissance, met sur la piste d’une stratégie bien particulière. En effet, un acte de mariage en 1832 permet de le retrouver en Guadeloupe. Jean-Baptiste Agricole s’y marie, et déclare alors comme père et mère les parents du condamné de la révolte de la Grande Anse. Par cette usurpation d’identité, il peut asseoir de façon définitive son statut de personne « libre ». Cependant, son retour à la Martinique le réinscrit dans une dépendance vis-à-vis de Pierre Dessalles. Agricole décède le 21 avril 1887, à 83 ans. Dans l’acte qui enregistre sa disparition, il est dit veuf de Virginie – auquel il s’est marié sous une fausse identité –, mais cette fois-ci fils de Judith Fortunée, ancienne esclave de Pierre Dessalles.Ainsi, la première trajectoire de vie, celle du condamné de la révolte de la Grande Anse, met en lumière une revendication portée par le groupe des « Libres de couleur » qui partagent les mêmes objectifs politiques constitués par l’expérience quotidienne de la distance entre statut civil de « libre » et pratiques sociales. La seconde trajectoire d’expérience, celle du « Libre de fait » de 1825, mobilise des acteurs et actrices et des volontés qui ne composent pas de « groupe constitué ».Chacune de ces trajectoires de vie complexifie, par la révolte ou par la ruse, l’histoire des sociétés esclavagistes. Elles donnent à voir une multiplicité de situations d’esclavage et de solidarités collectives.