24 janvier 2019
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Gaber Goran, « Histoire et logique de la raison critique: De la philologie classique à la réflexion transcendantale (XVIe-XVIIIe siècle) », HAL-SHS : sociologie, ID : 10670/1.63670y
Depuis les Lumières, la notion de « critique » occupe une place centrale dans les réflexions que les sociétés occidentales conduisent à propos de leur caractère proprement moderne. C’est en étant « critiques » que nous nous distinguons de nos prédécesseurs, ainsi que des sociétés avec lesquelles nous continuons de coexister. En suivant Reinhart Koselleck, on pourrait dire que la « critique » représente ainsi l’un des « Grundbegriffe » de la modernité, c’est-à-dire, un concept fondamental qui non seulement guide, mais rend effectivement possible notre compréhension et notre interprétation des phénomènes en tant que tels. Cependant, si nous tentons de proposer une définition viable de la critique elle-même, nous sommes forcés d'admettre que les récits existants, en fondant la critique dans les capacités inhérentes à l’être humain, souffrent d'une « aporie » qui non seulement contredit la thèse initiale de la critique comme étant un phénomène proprement moderne et spécifiquement occidental, mais finit également par compromettre son efficacité sociale.D'un point de vue philosophique, cette situation logiquement défectueuse et pratiquement intenable demande une réflexion conceptuelle concernant les processus de pensée impliqués dans ce que nous appelons « pensée critique », ainsi qu'une clarification historique des sources sociales des principes guidant cette forme de pensée.Alors, selon une doxa philosophique classique, la clarification conceptuelle de la critique revient à interpréter les écrits de ce qu’on pourrait appeler la « trinité critique » allemande : Kant, Marx, l'école de Francfort. Comme ce phénomène nous intéressait du point de vue de son rôle dans la constitution de la modernité, c'est en raison de sa position historique unique, à savoir sa conjonction avec les Lumières, que nous étions amenés à nous concentrer sur le travail d'Immanuel Kant. À la différence de l’exégèse philosophique antérieure qui assimilait la « critique » de Kant au contenu de sa philosophie en tant que telle, notre interprétation a tenté d’en comprendre le sens en se concentrant sur les «opérations de la raison» qui étaient effectuées au nom de ce concept. Une telle perspective nous a permis de discerner, d’abord, que le geste critique de Kant avait été déclenché par une certaine « rationalité temporelle », elle-même marquée par une attitude assez particulière, a-normative, envers le passé ; deuxièmement, qu’il a été exécuté selon une certaine compréhension de la vérité aux allures dogmatiques ; et enfin, qu’il a été accompli, non pas tellement au nom de la « raison théorique », comme on le pense habituellement, mais plutôt en vue du développement de sa « faculté pratique ».C’est donc en nous basant sur cette analyse de la logique du geste critique de Kant que nous avons entrepris une enquête historique concernant ses origines sociales. Compte tenu de la spécificité de l'objet en question, nous avons d'abord été confronté à la tâche d'adopter une perspective philosophique permettant de saisir son émergence historique. Nous avons tenté de l’élaborer en faisant dialoguer, d’une part, l’«l'histoire conceptuelle» de Reinhart Koselleck et, d’autre part, l’approche généalogique de Michel Foucault – deux perspectives théoriques qui ont également produit leur propre analyse historique au sujet de la naissance de la critique, mais qui semblent toutefois ne pas avoir complètement réussi à rendre compte de son caractère spécifiquement moderne. Néanmoins, c’est en suivant l’histoire conceptuelle dans son insistance sur la nature conceptuelle de la critique ; en adoptant la compréhension que la généalogie propose de son caractère essentiellement « protestataire » ; et surtout en poursuivant les intuitions de Foucault et de Koselleck concernant ses relation complexes avec la religion ; que nous avons pu mener à bien la partie historique de notre recherche et de délinéer le contexte social dans lequel avait surgi le phénomène de la critique moderne.Plus précisément : en suivant la trajectoire historique du terme grec κριτική, nous avons tout d’abord pu comprendre que notre compréhension moderne de la critique qui la dote d’un caractère « contestataire », ne découle pas de ses origines étymologiques antiques, mais qu’il s’agit, en fait, d’une invention conceptuelle proprement moderne. De surcroit, en mettant en relief la relation particulière que la critique entretient avec la religion, nous avons pu envisager la possibilité que ce phénomène ne soit pas né en s’opposant à, comme on le pense communément, mais bien à l’intérieur du domaine religieux. Cette hypothèse a été confirmée empiriquement par nos propres recherches, qui ont abouti à la constitution du «Corpus Criticorum» - une collection de 171 œuvres, écrites entre 1455-1650, principalement par des auteurs réformés. C’est surtout dans ce dernier fait que réside la clé d’une compréhension convenable du phénomène moderne de la critique, dont l’insistance sur l’émancipation impérative face au passé ; dont l'opposition incessante à l'autorité ; et dont l’obligation de « penser par soi-même » ; ne peuvent plus être considéré comme le symbole de son caractère « éclairé », mais plutôt comme un symptôme de son passé « réformé » et oublié.