17 décembre 2018
info:eu-repo/semantics/OpenAccess
Sandro Passavanti, « Délire et pathologie de la perception dans l’Antiquité classique : Littérature, philosophie, médecine », HAL-SHS : philosophie, ID : 10670/1.betlu0
« Les Grecs et les Latins n’avaient pas fait du trouble de la raison une analyse assez profonde et détaillée pour penser à imposer une dénomination collective à un genre de ses symptômes, fussent-ils les plus remarquables de tous. Ceux dont il est ici question, les hallucinations, ils les avaient observés sans doute, ils les connaissaient. Mais ils ne les rassemblent pas sous une désignation générale ». Ceci était l’avis du médecin L.-F. Lélut (L’amulette de Pascal, 1846), un jugement qui reflète l’image que la science de son époque s’était faite de la réflexion des Anciens sur les pathologies de la perception dans le délire. À l’exclusion des recherches d’empreinte positiviste visant à retrouver les catégories psychiatriques dans certaines manifestations pathologiques dont nous avons trace dans les textes classiques, aucune étude générale n’a jamais été consacrée aux liens établis par les Anciens entre altérations cognitives et désordres morbides de la perception. Cette recherche se propose de combler cette lacune, en étudiant de manière systématique les textes anciens faisant état de cet ensemble d’expériences pathologiques, et ce sur la longue durée, depuis la physiologie présocratique jusqu’aux traités médicaux latins de l’Antiquité tardive. Après une introduction détaillant la méthodologie de recherche et le status quæstionis, le travail s’articule en trois parties. Dans la première, j’analyse les textes de la Collection hippocratique dans lesquels il est question d’altérations des facultés cognitives et sensorielles, retraçant le paradigme de compréhension de ces phénomènes propre aux médecins grecs des Ve-IVe siècles. Une comparaison avec les scènes de folie visionnaire du théâtre attique contemporain permet de faire ressortir la priorité chronologique et spéculative des représentations euripidéennes de la vision morbide comme phénomène trompeur, en opposition à l’image archaïque du visionnaire comme maître de vérité – un trait dont la médecine rationnelle saura aussitôt tirer profit à sa manière dans ses descriptions des syndromes hallucinatoires. La deuxième partie du travail retrace l’histoire de la réflexion philosophique antique sur les troubles de la perception depuis Alcméon jusqu’à Épictète, à travers le double prisme de la physiologie de la perception et de la gnoséologie. Refusant et distançant le modèle matérialiste des Présocratiques, Platon et Aristote articulent ouvertement le problème des perceptions altérées de la folie à la fois en termes de vérité/fausseté et de reconstruction physiologique, dans le but de repousser les objections relativistes des Sophistes. L’essor du débat hellénistique entre Stoïciens et Académiciens tire son origine d’une opposition semblable entre des conceptions dogmatiques reposant sur une ‘harmonie préétablie’ entre l’homme et les objets de sa connaissance et, d’autre part, les positions sceptiques de ceux qui n’admettent la distinction des sensations de l’homme sain de celle du fou. La substance de ce débat, qui ne s’épuise pas avant la fin de l’Académie platonicienne au Ier siècle av. J.-C., se prolongera dans le Stoïcisme d’époque romaine et sera accueillie de bon gré par la tradition médicale postérieure : dans la troisième partie de l’enquête, une attention spécifique est accordée aux textes de Celse, Arétée de Cappadoce, Asclépiade de Bithynie, Galien, Cælius Aurélien, où l’héritage philosophique hellénistique se greffe sur la tradition clinique et pharmacologique précédente, en donnant lieu à de nouvelles conceptions nosologiques qui serviront de point de départ incontournable à toute réflexion médicale postérieure sur les troubles sensoriels.