Yves Baudelle, « « La subversion carnavalesque des mythologies françaises dans l’œuvre de Gary-Ajar » », HAL-SHS : littérature, ID : 10670/1.gyg9er
Romain Gary, né à Vilnius en 1914, n’est pas seulement le plus lituanien des écrivains français : sa vie comme son œuvre invitent à une méditation sans cesse renouvelée sur la francité et ses mythologies. Pour devenir un écrivain, fallait-il donc devenir français ? Gary fut en tout cas élevé à l’étranger dans une « adoration naïve pour la France » (La Promesse de l’aube) où se mêlaient d’Artagnan, Victor Hugo et Arsène Lupin. Naturalisé en 1935, il devint bientôt un héros de la France libre, avant de faire carrière dans la diplomatie et dans les lettres, obtenant deux fois le prix Goncourt. Mais le « Tartare mâtiné de juif » ne cessera en même temps d’être renvoyé à ses origines par une certaine critique parisienne, comme il le déplore dans Pour Sganarelle, pamphlet contre l’étroitesse de la littérature française, à laquelle manquerait le souffle du roman russe. Assumant son image de « cosaque des lettres », Gary va dès lors confronter à la réalité toute la mythographie française, dans un registre volontiers ironique et bouffon. Est-ce que « le génie de la France », c’est la gastronomie ? A la fin des Cerfs-volants, un général de la Wehrmacht s’offre un turbotin grillé à la moutarde arrosé de château-laville, avant de se suicider : « C’était un grand Français », ose le cuisinier. La France, est-ce l’idéalisme des Lumières ? Europa suggère leur déclin face au pragmatisme de la construction européenne. Dans son Ode à l’homme qui fut la France (De Gaulle), Gary montre que celui qui s’était « fait une certaine idée de la France » – une « France mythologique » – est aussi celui qui l’a modernisée, notamment par la décolonisation. Et pourtant La Tête coupable, dont le héros, installé à Tahiti, exploite sans vergogne le souvenir de Gauguin, montre que « le mythe » demeure en toutes choses « infiniment plus puissant que la réalité ». Mais c’est surtout en devenant Ajar que l’écrivain a pris acte, sur un mode carnavalesque renouvelant la langue elle-même, de l’hybridation ultramarine de l’identité française : dans Gros-Câlin, Mlle Dreyfus est « une négresse » de Guyane – « elle doit son nom à la francophonie » ; et La Vie devant soi, ce chef-d’œuvre où se croisent une maquerelle rescapée d’Auschwitz, Momo (Mohamed) et M. Waloumba, est le premier roman parisien à ne compter qu’« un vrai Français et le seul d’origine ». Avec sa verve truculente et quarante ans d’avance, Ajar redessinait ainsi les contours d’une francité désormais irréductible à l’image stéréotypée de M. Jean (dans Le Grand Vestiaire), avec son « béret basque » et son accent de Marseille.