18 novembre 2021
Laure Demougin et al., « À la croisée de deux cultures : poétique de la presse franco-chinoise au tournant du XIXe siècle », HAL-SHS : littérature, ID : 10670/1.jic86s
La question de savoir d’où écrit un auteur est somme toute répandue ; d’où il parle, d’où il écrit, au sens large ou bien au sens littéral. Or, cette question se pose particulièrement quand il s’agit de la presse, et elle s’y pose alors littéralement : les reporters, les envoyés spéciaux, les correspondants s’opposent aux chroniqueurs, aux éditorialistes, aux journalistes de bureau. Concernant la Chine, durant l’entre-deux-guerres, on connaît André Viollis qui passe des mois en Chine, s’immerge dans le conflit sino-japonais et manque mourir dans un hôpital shanghaïen pour raconter aux Français, par le biais du Petit Parisien, les actualités sur la Bataille de Shanghai en son acmé ou Albert Londres qui, après la publication de La Chine en folie , se rend de nouveau à Shanghai pour Le Journal et finit par mourir avec ses récits de guerre dans le naufrage du Georges-Philippar lors de son retour en Europe. Les chroniqueurs sédentaires, en revanche, peignent la vie quotidienne de la capitale parisienne et ont du mal à s’imaginer la vie des Chinois en pleine guerre, comme en témoigne cette remarque faite par Gérard d’Houville dans son article intitulé « Chinoiseries » paru le 16 décembre 1911 dans Le Figaro : Pour moi, et sans doute aussi pour bien des gens qui ne connaissent pas l’Empire du Milieu, les Chinois sont aussi lointains que les habitants d’un astre jaune. D’ailleurs ils ressemblent à la lune, à ces belles lunes couleur de miel qui rêvent en été au bord du ciel encore claire, et que, peut-être, la nuit tient suspendue ainsi sur l’horizon, par une natte invisible, et déjà mêlée aux ténèbres. […] Je vois que cela n’avait qu’un très vague rapport avec la vraie Chine . Il est vrai que plus le territoire visé est loin, plus la localisation des sources est problématique : or, vue de France, la Chine est de longue date synonyme d’extrême lointain. Cette thématique de l’éloignement entraîne celle de l’authenticité et a été étudiée, dans le cas du reportage, par Yvan Daniel :On a constaté que le « grand reportage » en Chine semblait toujours devoir être considéré avec soupçons. L’on a cité des cas, même dans la presse la plus sérieuse, où les informations de l’« actualité » de ce pays étaient entièrement inventées ; plus souvent, ce sont des sources de seconde main, des témoignages impossibles à vérifier, des récits datés qui sont réutilisés, avec des proportions différentes d’analyse et d’imagination .Dans le cas des relations franco-chinoises, la « localisation » des journalistes apparaît donc comme une possibilité pour étudier la presse francophone consacrée à la Chine. Un bref panorama des titres francophones en Chine nous apprend que depuis 1849, année où l’on établit la concession française à Shanghai, cette presse a peu à peu pris une importance de plus en plus marquée dans la vie religieuse, politique, sociale et culturelle des expatriés résidant en Chine : les premiers titres, à savoir Les Nouvellistes de Changhai (1870-1872), Le Progrès (1871-1872) et Le Courrier de Shanghai (1873) touchent seulement un lectorat restreint et cessent de paraître au bout de quelques mois (deux ou trois ans au plus). Mais Le Courrier de Chine (1896), devenu plus tard L’Écho de Chine (1897-1927), qui diffuse de façon croissante les informations politiques régionales et internationales, constitue petit à petit un point de repère de la vie des habitants de la Concession et marque sans doute une racine pérenne de la presse franco-chinoise du début du XXe siècle. Cette dernière connaît ses heures de gloire et son apogée dans les années 1930 grâce à la création et à la prospérité du Journal de Shanghai (1927-1945 ).Si nous revenons en France métropolitaine, le nombre de journaux francophones consacrés à la Chine est encore plus limité. Avant que les ouvriers et les étudiants chinois arrivent massivement en France lors du Mouvement Travail-Étude (1912-1927) et créent des journaux et revues dans leur propre langue à Paris, il existe, malgré leurs tirages très bas et leur lectorat restreint, quelques périodiques créés par ceux qui ont gardé un lien étroit avec la Chine (le personnel diplomatique, les sinologues et les ex-expatriés de toutes couches sociales). Ces publications font écho aux titres francophones publiés en Chine et constituent bien une polyphonie qui chante les aller-retours culturels et politiques entre deux pays. Ainsi, la Revue franco-chinoise, en tant que bulletin d’une société savante, fait partie d’un type de presse très différent de celui de l’Écho de Chine : une presse spécialisée, qui édite des bulletins à destination d’un public choisi. Pourtant le thème reste le même : la Chine et ses relations avec la France. Pour cette communication, nous avons donc choisi ces deux titres exemplaires de localisations problématiques : L’Écho de Chine, publié à Shanghaï dans la concession française ; et La Revue franco-chinoise, publiée à Paris. Dans ces deux périodiques, les approches de la relation franco-chinoise ne sont pas les mêmes : si leurs auteurs sont majoritairement français, les différences de lieu d’abord, de support, de lectorat, de contexte et de décennie ensuite aboutissent à des poétiques différentes. Présenter ces périodiques, se focaliser sur les thèmes récurrents qui y apparaissent, sous quelles formes et avec quels enjeux ; se pencher plus spécifiquement sur des collaborateurs révélateurs tels que Pol Korigan (L’Écho de Chine) et Arnold Vissière (La Revue franco-chinoise), pour comprendre comment ils manifestent leurs liens spéciaux avec la Chine et plus précisément de quelle façon leurs intérêts et leurs positions personnelles influencent leurs traits stylistiques ainsi que le ton qu’ils adoptent : ces différents points d’étude amènent à dresser le portrait d’une relation médiatique entre la France et la Chine à la fin du XIXe siècle.