Jack London et "Darkest England": comment (re)traduire le sociolecte du Peuple de l'Abîme

Résumé Fr

Le 31 juillet 1902, l’écrivain américain Jack London s’embarque pour Liverpool à bord du R.M.S. Majestic ; il arrive à Londres le 6 août. London s’installe à Stepney, quartier de l’East End à Londres, et, afin de pouvoir se mêler aux pauvres de l’East End en gommant le plus possible la différence de statut social entre eux et lui, il décide de se faire passer pour un marin américain échoué à Londres, troquant ses vêtements habituels contre des guenilles achetées à un fripier. Il passe sept semaines à Londres et, à la fin du mois de septembre, quand prend fin l’expérience, il a déjà entièrement rédigé le manuscrit de The People of the Abyss (Le Peuple de l’Abîme). Le livre paraît en octobre 1903 dans une édition illustrée par des photographies de l’auteur.Le Peuple de l’Abîme est ainsi à la fois un récit autobiographique et une enquête sociologique. C’est le premier livre consacré à la classe ouvrière et à la pauvreté écrit par un homme qui, s’il en était sorti, en avait néanmoins une connaissance intime et personnelle. Il se distingue donc du « tourisme des bas-fonds » en vogue à l’époque, pratiqué à partir des années 1820 en Angleterre et qui faisait dire à Maupassant, dans les années 1880, que sévissait une véritable « bas-fondmanie ». Si London n’est pas le premier à enquêter sur la pauvreté à Londres, l’une des réussites du livre tient à ce qu’il alterne, au fil des chapitres, des tableaux de type panoramique, nourris de données statistiques et de considérations d’ordre général, et des portraits resserrés sur quelques individus, au côté desquels London chemine, dort ou mange. Il cherche ainsi à tirer de l’anonymat et de l’oubli ces « vies minuscules » auxquelles il rend par là même une forme d’hommage.Cette communication s’intéresse aux enjeux spécifiques à la traduction de ce reportage, que j’ai retraduit en français pour l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard) parue en octobre 2016. London y recrée un univers linguistique spécifique, caractérisé par les tournures syntaxiques et le lexique propres au cockney de l’époque, mais aussi par des variations dialectales. Il donne ainsi littéralement voix aux habitants de l’East End, d’ordinaire réduits au silence. Les passages dialogués lui permettent de donner à entendre à son lectorat américain l’idiolecte des bas-fonds londoniens. Sa démarche s’apparente ainsi à celle d’un Aristide Bruant, qui restitue, dans Les Bas-fonds de Paris, une saga populaire parue en fascicules entre 1892 et 1902, l’argot des quartiers pauvres et des milieux interlopes de Paris, dont la richesse le fascinait tant qu’il lui avait consacré un dictionnaire, l’Argot au XXe siècle – Dictionnaire français-argot, écrit en collaboration avec Léon de Bercy et qui avait paru en 1901. Sans aller, quant à lui, jusqu’à tirer un dictionnaire de sa plongée dans les bas-fonds londoniens, London se fait volontiers traducteur, de son côté, insérant, ici ou là, dans des incises parenthétiques ou à la faveur de relatives à visée explicative, les équivalents en anglais standard ou en américain des termes utilisés par ses compagnons. Tandis qu’il paraît difficile de trouver une stratégie d’équivalence stricte et spécifique pour rendre compte des écarts existant entre les argots ou variations vernaculaires de l’anglais britannique et de l’anglais américain, on voit comment le traducteur du début du 21ème siècle peut notamment se nourrir d’Aristide Bruant ou encore de Jehan Rictus (« Les soliloques du pauvre »), les contemporains de London, pour recréer cette langue argotique en français. En dehors de l’argot, on aborde également les problèmes posés par la traduction du jargon des métiers ou encore des références culturelles et historiques qui émaillent ce texte et exigent des recherches poussées et l’exploitation de diverses ressources (dictionnaires, glossaires, encyclopédies, témoignages d’époque, etc.). Comme The People of the Abyss est disponible en français dans cinq autres traductions (deux d’entre elles constituant des versions révisées de la première traduction, qui date de 1926), il est par ailleurs intéressant de confronter les choix opérés par les différents traducteurs pour restituer cette plongée d’un Américain dans ce que William Booth, fondateur de l’Armée du Salut, avait nommé « Darkest England » – la confrontation des divers titres français donnés à l’œuvre au fil du temps (Le peuple de l’abîme, Le Peuple d’en bas, Dans les bas-fonds de Londres, Le Peuple de l’Abîme) constituant un premier terrain de recherches fertile.

document thumbnail

Par les mêmes auteurs

Sur les mêmes sujets

Exporter en