2023
Cairn
Stéphane Pierré-Caps, « La Constitution, vecteur de « politique mémorielle » », Civitas Europa, ID : 10670/1.kqw4on
Le libéralisme constitutionnel, en dépit de sa neutralité affichée vis-à-vis des acteurs politiques, a toujours accordé la plus grande attention à la mémoire et à l’histoire. Mais cet intérêt a profondément évolué au fil du temps. L’inscription d’une politique mémorielle dans la Constitution a d’abord été motivée par la nécessité de construire un récit national destiné à légitimer les États les plus récents. Il s’agissait alors d’insérer dans le temps long de l’histoire l’existence de nations encore en devenir, tâche dévolue aux préambules constitutionnels. L’édification, réelle ou fantasmée, d’un passé national apparaissait alors comme un miroir permettant à la nation de se projeter dans le futur. Par la suite, en raison de l’effacement des grandes idéologies et afin de légitimer le pouvoir des gouvernants, ceux-ci ont édicté une législation mémorielle, parfois pénalement sanctionnée, en instrumentalisant l’histoire dans une démarche préventive, celle d’une lecture normative du passé. Il s’agissait de s’opposer à toute interprétation de la mémoire susceptible de contredire l’ordre constitutionnel libéral et le principe d’égalité, en restituant leur dû aux « damnés de l’histoire » et en associant les commémorations au culte des symboles. Ce constitutionnalisme mémoriel, que l’on peut qualifier d’« historiciste », laissait toutefois le champ libre au travail de l’historien en garantissant la liberté d’expression.Mais, récemment, la politique constitutionnelle mémorielle a pris une dimension « historicide », à l’exemple de celle observable dans la Fédération de Russie. En inscrivant, en effet, dans sa Constitution la défense de la « vérité historique », le pouvoir politique russe a entrepris de construire un récit historique officiel, à vocation nationaliste et identitaire, dont il entend conserver le monopole. Il s’ensuit une répression systématique des historiens et un dénigrement de leur travail, constitutifs de « crimes contre l’histoire ». L’écriture officielle du passé, typique de l’illibéralisme, se substitue à l’absence de perspective. Cela entraîne une mutation profonde du droit constitutionnel : droit processuel, droit de la forme, il devient progressivement un droit substantiel, un droit du fond, reflet idéologique du programme politique du pouvoir établi.