2018
Pierre Larcher, « Le performatif et la tradition linguistique arabe », HAL-SHS : linguistique, ID : 10670/1.p805s5
Dans sa Muqaddima, Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) distingue entre deux sens de ḫabar : d’une part le ḫabar historique, qui est une information vraie ou fausse, selon qu’elle est ou non conforme à la réalité, et d’autre part le ḫabar légal, qui est une tradition de Mahomet, consistant le plus souvent en une prescription relevant du ’inšā’ (litt. « création »). Ibn Ḫaldūn articule en fait les deux sens de ḫabar sur l’opposition ḫabar/’inšā’ qui, à partir du VIIe/XIIIe siècle, sert à classer les énoncés. Dans la première partie de cet article, nous montrons que la catégorie de ’inšā’ (vs ḫabar) correspond exactement, tant en extension qu’en intension, à celle de performative utterance (vs constative utterance), introduite par le philosophe John Langshaw Austin (1911-1960) : les premiers énoncés à avoir été catégorisés comme ’inšā’ sont en effet les performatifs juridiques, auxquels ont été ajoutés, dans un second temps, les énoncés jussifs (ṭalab, litt. « demande »). Dans la seconde partie de cet article, nous retraçons le cheminement de la catégorie de ’inšā’ à travers les principales disciplines où elles apparaît : la jurisprudence (fiqh), où elle est née et qui étudie les conditions d’une parole efficace, spécialement la création des contrats ; les fondements de la jurisprudence (’uṣūl al-fiqh), à l’origine de la subsomption du ṭalab sous le ’inšā’ et qui est une herméneutique juridique, où ’inšā’ désigne la création de la norme ; la rhétorique (balāġa), où l’opposition ḫabar/’inšā’ structure l’exposé de la première de ses trois composantes, le ‘ilm al-ma‘ānī (litt. « science des significations »), qui est une pragmatique ; la grammaire (naḥw), à travers le Šarḥ al-Kāfiya de Raḍī al-Dīn al-’Astarābāḏī (m. après 688/1289), d’où peut être extraite une véritable théorie pragmatique, dont la catégorie de ’inšā’ constitue le volet conceptuel et fa‘altu, 1re personne de l’accompli et forme usuelle des performatifs juridiques, le volet formel.