1 décembre 2021
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Louise Sampagnay et al., « Langues et religions en Europe du Moyen Âge à nos jours », HAL-SHS : linguistique, ID : 10670/1.rcmcbb
Préface : « La langue de l’Europe, c’est la traduction. »Louise Sampagnay, Lana Kupiec et Valeria Caldarella AllaireLangues vernaculaires et langue liturgique au long Moyen Âge (XIVe-XVIIIe siècles) - La prédication en latin et en langue vernaculaire en Toscane vers 1300. Essai de comparaison de deux frères prêcheurs : Aldobrandino de Toscanella et Jourdain de PiseFrançois Wallerich - Le rôle de la traduction des textes religieux dans l’émergence de la culture écrite roumaine aux XVIe et XVIIe sièclesMathieu Mokhtari - La langue tchèque dans le creuset de l’Unité des FrèresDaniel Larangé - Une conversion linguistique au sein de l’Église de Norvège : du catholicisme à la Réforme protestanteAlexandre CholletLangue, religion, identités nationales aux XIXe et XXe siècles - « Notre langue » : Franz Rosenzweig face à la renaissance de l’hébreuÉmeline Durand - Le manuscrit d’I.S. Révah : un proverbier universel ou judéo-espagnol ?Sarah Gimenez - Langues de la religion et langues de la poésie : luthériens, orthodoxes et oralités poétiques dans la paroisse d’Ilomantsi au XIXe siècleAleksi Moine - Dinamiche sociolinguistiche religiose, lessemi portoghesi nel vernacolo di Goa, IndiaRegina Célia Pereira da Silva - Esperanto: One Language, Many ReligionsBrian P. BennettDu fait religieux dans les langues de l’Europe au plurilinguisme comme religion de l’Europe ? (XXe-XXIe siècles) - Les phraséologismes à caractère religieux en classe de français langue étrangère : le cas des apprenants chinois et coréensAïssa Messaoudi - Multilingualism as a religion? Beyond Babel, or negotiating the concept of Sprachverwirrung from Luther to FerencziLouise SampagnayCompte-rendus de lecture - Valeria Caldarella Allaire, "Julien Le Mauff, Généalogie de la raison d’État. L’exception souveraine du Moyen Âge au baroque, Paris, Classiques Garnier, 2021" - Gemma Cataldi, "Marianne Lederer et Madeleine Stratford, Culture et Traduction. Au-delà des mots, Paris, Classiques Garnier, 2020" - Lana Kupiec, "Natan M. Meier, Stepchildren of the Shtetl, The Destitue, Disabled, and Mad of Jewish Eastern Europe, 1800-1939, Stanford, Stanford University Press, 2020" - Louise Sampagnay, "Dirk Weissmann, Les langues de Goethe : essai sur l'imaginaire plurilingue d'un poète national, Paris, Kimé, 2021" - Sarah Marciano, "Christina A. Ziegler-McPherson, The Great Disappearing Act: Germans in New York City, 1880-1930, New Brunswick, Rutgers University Press, 2022".Depuis que Jean-François Sirinelli et Jean-Pierre Rioux ont présenté la question des langues comme phénomène constitutif de l’histoire culturelle (Rioux & Sirinelli, 2004, p. 13-18), celle-ci a été peu traitée du point de vue des religions, et encore moins dans une perspective transculturelle ou comparatiste. La langue étant un phénomène culturel, penser les liens entre les religions et les langues représente un enrichissement historiographique. Les pratiques langagières au sein de populations européennes – ou extra-européennes et primo-arrivantes et installées depuis une ou deux générations en Europe – suivant des normes liturgiques et obligations religieuses variées restent relativement peu explorées. C’est en tant que phénomènes culturels en effet que les langues permettent d’articuler des abstractions quant à l’identité, à l’histoire des mentalités, aux représentations des langues d’une part, à des situations linguistiques concrètes relevant des aléas de l’histoire et des ancrages géographiques d’autre part.Le numéro 4 de la revue Histoire culturelle de l’Europe propose donc de soulever la question des langues et des religions en Europe en regard de l’histoire culturelle, et ce dans un double héritage disciplinaire : d’abord en ce que l’histoire culturelle se situe dans la lignée de l’histoire des mentalités ; dans la mesure ensuite où elle peut bénéficier des apports de l’anthropologie linguistique. Différentes catégories de langues peuvent ainsi être placées au centre de la réflexion : langue sacrée, langue vernaculaire ; langue nationale et langue officielle en regard du religieux ; langues vivantes, vivaces, menacées ou éteintes et répercussions liturgiques ; la langue du pays où s’implante une diaspora juive, musulmane mais aussi des communautés dont le culte n’est pas une religion du Livre ; les langues dites “juives” par contact et hybridation, avec des degrés divers de créolisation, de “judaïsation” ; le grec, le latin, les langues de la Réforme, langues vernaculaires d’une Europe largement chrétienne mais dans tous les territoires ne sont pas évangélisés avant le XXe siècle. Quels sont les liens entre langues et interactions religieuses ? Quelles sont les pratiques linguistiques des missionnaires ? Les frontières de l’Europe sont-elles aussi linguistiques que religieuses ? On interrogera la place des glottopolitiques dans l’Empire ottoman ou les conséquences du schisme de 1054 : quelles influences la séparation entre Églises orientales et Rome a-t-elle eu sur les langues ?Comment confronter les différents rapports entre langues et religions sur toute l’aire européenne ? En fonction des États, différentes politiques ont influencé les pratiques langagières, entre maintien fort d’identités et de langues régionales dans des pays comme l’Allemagne et l’Italie ou imposition d’une langue nationale en France par exemple.À l’intersection de parcours politiques et individuels, les réflexions sur les langues reflètent différents rapports à la religion, à la liturgie et au religieux, mais se font aussi l’écho de différents mouvements culturels qui traversent l’Europe – et de leurs représentations. Le choix d’une langue spécifique, le changement de langue qu’opère un individu sont aussi l’expression “du passage et de la traduction entre les cultures” (Bechtel, La Renaissance culturelle juive, p. 27), c’est-à-dire des transferts culturels entre différentes aires, communautés et traditions linguistiques, religieuses, culturelles. Les mouvements d’allers et retours entre des langues dans des trajectoires individuelles et collectives sont le miroir d’évolutions politiques et de la circulation des idées.Ce numéro s’articulera autour des axes de réflexion proposés ci-après. Pourront être inclus des compte-rendus de lecture ou des traductions inédites d’articles (en français ou en anglais) jusqu’alors peu accessibles en raison de la barrière de la langue.Langues et religions en Europe : approches linguistiquesDe quelles langues parle-t-on quand on cherche à penser le lien entre les religions, le religieux et les langues ? La langue étant un phénomène culturel, penser la question des langues et de leur rattachement à des populations et des territoires aux pratiques religieuses hétérogènes revêt une dimension enrichissante pour l’histoire culturelle, mais aussi du point de vue de l'anthropologie linguistique. Dans les travaux existants en linguistique, l’opposition étudiée en premier lieu à cet égard est celles de situations de diglossie, où la langue liturgique n’est pas parlée en dehors des rites et prières, donc dans des usages strictement limités dans le temps et dans l’espace : le grec, l’hébreu, le latin et plus récemment l’arabe littéraire ou le copte par exemple. L’opposition principalement articulée est donc celle entre langue sacrée (hébreu, latin…) et langue vernaculaire. Se posent en outre des problématiques linguistiques relevant de la créolisation, de l’hétérolinguisme au sein des langues vernaculaires et de ses usages dialectaux par diverses communautés religieuses, de la « langue de culture » par rapport à une langue marginalisée. Il convient d’interroger ces combinaisons de langues, en particulier en situation de multilinguisme, en regard de la construction d’une identité religieuse spécifique du Moyen-Âge à nos jours en Europe. Le poids du latin en tant que langue liturgique dans le christianisme et dans le catholicisme jusqu’en 1963, malgré l’usage des langues vernaculaires pour les homélies ou la langue catéchétique, en témoigne. Quelles influences ont les traductions des textes sacrées sur les pratiques langagières ? Le poids et l’exigence linguistique et exclusive du latin s’oppose aux mouvements linguistiques engagés par la Réforme et ses différentes déclinaisons à partir du XVIe siècle à travers l’Europe. Comment conceptualiser l’hybridité linguistique liturgique au sein du christianisme ? On peut ainsi évoquer l’émergence du sentiment national à partir du XVIIIe siècle, en regard de la langue des différentes Églises d’État dans les pays réformés, notamment en contexte anglican (voir l’exemple gallois que fournit J. Maher, 2017, p. 26). Comment les missionnaires partis de leur pays pour diffuser ou imposer leur foi par la contrainte ou la persuasion en Europe et au-delà pensent-ils leurs langues ? Comment les populations se les représentent-elles ? Gagnant éventuellement en prestige auprès des populations à évangéliser ou source de méfiance, ces langues coexistent avec la langue de la liturgie et bien sûr les langues des populations auxquels les missionnaires s’adressent.C’est donc l’approche linguistique (et notamment les recherches en linguistique aréale) qui semble privilégiée pour aborder le sujet de manière à la fois synchronique – la vivacité des langues religieuses en Europe aujourd’hui – et diachronique – on pense notamment, dans le cas des langues juives, à l’expulsion des Séfarades suite à l’Inquisition et les multiples dialectes en résultant à travers l’Europe.Représentations littéraires et culturelles des langues et du religieux en Europe Quels sont les différents modes de représentation des langues en regard des religions et du sentiment religieux dans les écrits littéraires (roman, théâtre, poésie, mais aussi autobiographie, journaux...) ? Comment le lien entre langue et religion est-il déployé dans des écrits linguistiques, philosophiques, traductologiques et relevant de la théorie littéraire, mais aussi dans des écrits catéchétiques, hagiographiques, historiographiques, ethnographiques et politiques ? L’attention pourra être portée au cas des auteurs multilingues, à leur relation au langage religieux, à la langue d’écriture et à leurs autres langues en ce qui touche aux problématiques spécifiquement liées à leur identité religieuse, ainsi qu’aux réflexions méta- et épilinguistiques qu’ils déploient autour de leurs langues et de leur religion.Langues, religion et identité : la foi et le sentiment religieux en regard des languesL’articulation du religieux, du sentiment religieux et des langues pose-t-elle en d’autres termes le problème des frontières de l’Europe, notamment en ce qui concerne les questions coloniales et post-coloniales et les identités ?Dans un contexte chrétien, les langues des missionnaires sont utilisées pour diffuser la foi, tandis que le latin en tant que langue de l’Église reste crucial pour l’implantation des pratiques liturgiques. Au moins trois systèmes linguistiques sont ainsi mis en tension voire en concurrence : le latin, la ou les langues des missionnaires ainsi que la ou les langues des populations à évangéliser. Quelles sont les modalités linguistiques de diffusion du christianisme en Europe depuis le Moyen-Âge ? Rappelons que certaines populations scandinaves ne sont christianisées qu’au XIXe siècle voire au début du XXesiècle – dans des contextes déjà multilingues où l’articulation entre identité et langue est complexe, à la mesure des apories culturelles et représentatives de l’État-nation. Le prisme des langues permet-il de penser l’Europe au-delà des frontières du vieux continent ? Comment penser ensemble le religieux et les problématiques coloniales ? Les services religieux sont eux-mêmes des moments d’hybridité linguistique : au moins quatre langues différentes peuvent être employées pour chanter, prier, l’homélie ou la lecture de textes. Le contexte colonial de diffusion du religieux joue également : ainsi, au Cameroun, les prières et sermons d’un service religieux baptiste se font, de la période coloniale à nos jours, en foulfouldé, mais la lecture des Écritures est en français.Sur quelles problématiques le lien entre religions et langues ouvre-t-il en matière didactique des langues, de sociolinguistique et de glottopolitique ? L’introduction de textes liturgiques traduits dans des langues vernaculaires représente par exemple une voie d’alphabétisation importante mais identitairement problématique dans les pays colonisés (Maher, 2017, p. 27)En ce qui concerne les langues juives, d’autres perspectives heuristiques s’ouvrent : si les nombreux dialectes judéo-arabes, le judéo-berbère, les dialectes judéo-araméens, judéo-couchitiques et judéo-persans semblent a priori exclus du propos, ils s’inscrivent dans la présente thématique s’ils sont parlés par des locuteurs vivant en Europe. Les cas du judéo-turc, du judéo-géorgien ou du judéo-berbère peuvent être envisagés comme cas-limites permettant de remettre en question les frontières de ce que l’on nomme Europe : une diaspora juive chassée de ses pays d’implantation séculaire voire millénaire en Europe occidentale au Moyen-Âge continue-t-elle à incarner l’Europe par sa langue, même sur des territoires qui ne sont pas ou plus pensés comme européens (Géorgie, Turquie) ?