2023
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Grégoire Cousin et al., « Savoir « faire de l'argent » : combiner les boulots, les monnaies et les compétences », Archive ouverte de Sciences Po (SPIRE), ID : 10670/1.vbtalp
Après la fin du régime de Ceausescu en 1989 et alors que la Roumanie adopte à marche forcée l’économie de marché, une part importante de la popula- tion active roumaine se lance dans une migration en direction de l’Europe de l’Ouest afin de subvenir à ses besoins et de se construire une vie, ici et là-bas. Le substrat économique de ces vécus mérite d’être exploré, car, au fond, gagner sa vie apparaît comme la première motivation des migrants roumains en Europe de l’Ouest. Aussi, avons-nous fait le choix d’interroger la place du travail et de la vie économique au sein des parcours migratoires des personnes rencontrées dans le cadre de MARG-IN, à travers la reconstitution de leurs trajectoires de vie, mais également à partir des entretiens et enquêtes ethnographiques réalisés pendant cette recherche.À la lecture des trajectoires de vie qui fondent cet ouvrage, la locution « faire de l’argent » est celle qui nous paraît le mieux exprimer la nécessité de gagner sa vie. Formulée par les migrants « roms »1 rencontrés, « faire de l’argent » est la traduction usuelle de l’expression romani « te kerel lové » que l’on peut aussi traduire par « fabriquer de la valeur ». Ici, l’expression recouvre un sens social et moral pour les personnes qui s’y engagent quotidiennement, bien au-delà de l’accomplissement concret d’une activité rémunérée.Cette contribution montre combien ce sens se niche dans l’imbrication des micro-histoires individuelles et familiales avec les macro-histoires politiques et économiques de la Roumanie, marquées par des ruptures et fragmentations particulièrement désavantageuses pour les Roms de Roumanie. Pourtant, il n’en reste pas moins que les migrants « roms » que nous avons rencontrés « font » de l’argent et que, de la sorte, ils s’inscrivent tant bien que mal dans une économie monétaire, certes en y occupant les espaces et positions les moins valorisés, mais en y développant des réseaux, des pratiques, des connaissances dont la richesse se mesure à l’aune des parcours et des expériences migratoires. Il apparaît assez vite que leur place dans cette économie doit beaucoup à leurs capacités à faire feu de tout bois et à combiner, au sein de la famille, les lieux, les activités, les ressources pour gagner sa vie et, in fine, être en mesure de diversifier les significations qu’ils donnent à l’argent qu’ils font. Comment les personnes parviennent-elles à alter- ner les formes de travail, les fonctions et les cadres qui régissent leurs pluriactivi- tés ? En aval de la question centrale qui est de « gagner de l’argent », il s’agit aussi de saisir la façon dont les revenus de la production sont parfois transformés en capital malgré les difficultés d’accès au crédit, alors même que celui-ci constitue usuellement en Europe la voie majeure d’investissement et d’accès à l’immobilier.Ainsi, cette contribution s’intéressera, dans un premier temps, à l’histoire économique roumaine telle qu’elle a été vécue et telle qu’elle est mémorisée encore aujourd’hui par ces migrants « roms ». Ce détour historique permet d’identifier les grandes lignes et ruptures des trajectoires professionnelles des personnes enquêtées dans le cadre de cette recherche : il resitue leurs itinéraires dans un temps plus long qui dépasse leurs seules pratiques économiques actuelles de « migrants » et explicite, en partie, les liens avec le pays d’origine. En effet, on peut supposer que, d’une part, la situation économique des personnes, avant leur départ de Roumanie, joue un rôle sur les modes d’insertion économique dans les régions d’installation et que, d’autre part, la circulation de l’argent gagné en Europe occidentale renvoie à des usages en Roumanie tels que la prise en charge de la famille ou l’achat de maisons.Une ethnographie des formes du travail et de la diversité des activités en migration constitue la deuxième partie de cette contribution. Saisir les pratiques laborieuses des migrants « roms » en France, en Italie ou en Espagne, nécessite d’établir un inventaire des activités et des liens et passages qui existent entre celles-ci. Une partie des personnes est affectée à des activités renvoyant à une économie de la pauvreté plutôt qu’à l’insertion, à l’instar du louage agricole, de la mendicité ou de la biffe2. Ces activités sont souvent qualifiées de travail informel3, au sens où elles se déploient en dehors des normes étatiques, qu’elles soient illicites ou simplement (ou très partiellement) non déclarées. Toutefois les migrants « roms » ne sont pas toujours cantonnés au travail informel comme en témoignent des trajectoires professionnelles qui intègrent le secteur formel de l’emploi.La troisième partie montre comment les combinaisons d’activités, que ce soit la division du travail au sein de la famille ou encore les alternances d’activités dans le temps, tout comme les ressources complémentaires, tels les revenus sociaux, permettent de contourner l’impossible accès au crédit bancaire qui lisse usuellement, en Europe occidentale, les fluctuations de revenus et de besoins des classes populaires. Ces stratégies combinatoires, déployées à l’échelle familiale, marquent socialement l’argent (Zelizer, 2005) à travers les différents régimes monétaires mobilisés et permettent in fine de « faire de l’argent » malgré la précarité.