2014
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Pascal Semonsut, « «Il venait d’inventer la beauté». La représentation de l'art préhistorique dans l'enseignement et la fiction du second XXe siècle français », Bulletin de la Société préhistorique française, ID : 10.3406/bspf.2014.14363
Quand commence la seconde moitié du XXe siècle, cela fait au minimum cinquante ans que nul ne conteste plus l’art préhistorique. Les manuels scolaires, comme les romans, la bande dessinée, le cinéma, peuvent donc s’emparer sans crainte d’un sujet désormais accepté par les savants et connu de tous. Ils le peuvent ; le font-ils tous ? quelle(s) image(s) en donnent-ils donc ? Telles sont les questions que cet article se propose d’aborder. L’art paléolithique n’est pas accueilli de la même manière par tous les médias. Pratiquement ignoré par la bande dessinée, très peu traité par le cinéma, seuls l’enseignement et, surtout, la littérature lui accordent une place. Tous deux permettent ainsi de comprendre ce qu’est cet art préhistorique et ce qu’il représente aux yeux des Français de la seconde moitié du XXe siècle. De toutes les formes d’art, l’art pariétal, peintures et gravures, est de loin le plus représenté par les manuels et les romans. Il est vrai qu’il est celui offrant le plus de preuves de son existence, des preuves compréhensibles pour tous. Les romanciers et les auteurs de manuels savent très bien qu’avec cet art ils ne prennent aucun risque : leurs lecteurs les suivront et les comprendront fort bien. Mais il y a plus que cela. Si la peinture est aussi présente dans la représentation de la Préhistoire, c’est parce qu’elle suscite l’admiration. Peintures et sculptures peuvent avoir été choisies par les romanciers et les auteurs de manuels pour d’autres raisons. Décrire un dessin sur une paroi ou une statue façonnée par l’homme est chose aisée pour ces auteurs. Il leur suffit de visiter grottes et musées ou, encore plus facilement, d’ouvrir n’importe quel ouvrage consacré au sujet. Ce faisant, ils savent qu’ils ne pourront être critiqués ou taxés d’anachronisme par les préhistoriens. Ils ne font que coucher sur le papier ce que les préhistoriques ont ciselé dans l’ivoire ou dessiné sur la roche. Mais ils peuvent trouver dans la description des peintures pariétales une autre satisfaction que celle d’être les dignes porte-parole des préhistoriens. Ils peuvent les supplanter, donnant des explications là où les savants doivent se taire, notamment au sujet des mains peintes. L’art préhistorique, tel qu’il est présenté par la littérature et surtout par l’école tout au long de la seconde moitié du xxe siècle, est avant tout un art animalier. Romanciers et auteurs de manuels scolaires suivent ainsi fidèlement les préhistoriens, comme ils les suivent dans le choix des animaux représentés. Quelle que soit la décennie, les animaux les plus représentés dans les romans et les manuels scolaires sont ainsi, à quelques détails près, ceux que mettent en avant les préhistoriens : bison, cheval et mammouth. Des plus grands spécialistes aux simples amateurs, l’art pariétal fascine. Mais s’il fascine depuis pratiquement sa découverte, il intrigue tout autant. La même question lancinante revient ainsi depuis Boucher de Perthes : pourquoi ? L’explication dominante, dans les manuels et les romans, consiste à associer l’art à la magie de la chasse. Pourtant, cette théorie est largement dépassée, au moins à partir des années 1960. Comment expliquer un tel acharnement didactique et romanesque alors qu’il ne repose sur aucune base scientifique ? Pour ce qui concerne l’enseignement, l’art magique est une conception facile à expliquer et facile à comprendre. Quant aux romanciers, on comprend qu’ils préfèrent aux statistiques de Leroi-Gourhan les rites et les incantations autour d’une peinture de Breuil, incomparablement plus vivants, plus évocateurs, en un mot plus distrayants. Le monde de la Préhistoire, tel qu’il existe dans les manuels scolaires ou les romans de la seconde moitié du xxe siècle, est celui de la beauté. Bien sûr, c’est une réalité scientifique, mais l’insistance des manuels scolaires et de la littérature, entre autres médias, laisse supposer d’autres explications. Dans un monde de dangers, dans un monde où bien souvent l’homme est le pire ennemi de l’homme, il est capable de produire de la beauté. Il faut garder confiance, il faut garder foi en l’homme : il peut être autre chose qu’un loup pour ses semblables. L’enseignement et la fiction sentent confusément qu’ils se doivent de faire de la place à l’art des débuts car, dans un monde de doute, d’inquiétude, voire, bien souvent, de désespoir, il nous invite à retrouver qui nous sommes par ce que nous fûmes, à redécouvrir notre profonde humanité. Il nous invite, tout simplement, à garder foi en nous.