1988
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Mireille Le Van Ho, « Le général Pennequin et le projet d'armée jaune (1911-1915) », Outre-Mers. Revue d'histoire, ID : 10.3406/outre.1988.2658
Pressée de combler ses besoins en ouvriers et en soldats, la France, en 1916, réexamine le projet d'armée jaune présenté en 1912 par le général Pennequin, pacificateur du Tonkin, et l'utilise comme base théorique à des recrutements dont l'objet est désormais fort éloigné des conceptions du général. Dès 1911, Pennequin, conscient de l'évolution de la société vietnamienne, transformée par la colonisation et l'émergence d'une bourgeoisie aux aspirations modernistes, a posé l'alternative de la décolonisation, à travers le projet de constitution d'une armée nationale, seule structure moderne solide des pays colonisés, pivot de l'indépendance et de la construction de la nation. Précurseur des impérialismes contemporains, obligeant la France à une mutation radicale de sa politique coloniale, le projet se heurta à l'hostilité générale et fut rapidement enterré, sans qu'aucune réforme n'ait été introduite dans les modes de recrutement et d'encadrement de l'armée indigène. Le rejet du projet Pennequin enterrait plus généralement le courant d'une politique coloniale libérale, dont Napoléon III avait été l'initiateur avec sa conception d'un royaume arabe. Le recrutement en Indochine, présentée comme un réservoir de main-d'œuvre, fut décidé dans la foulée du décret du 9 octobre 1915 sur le recrutement de l'A.O.F., défendu par les émules de Mangin à la Commission de l'armée, qui en profita pour écarter définitivement les propositions de Pennequin. Or, au même moment, le leader nationaliste, Phan-Châu-Trinh, s'engageait dans une sorte de trêve, car il voyait dans les recrutements l'occasion pour les élites modernisées d'Indochine de faire le « voyage de France » et de constituer le premier jalon de son programme de modernisation, condition préalable à l'indépendance du pays, contre-partie accordée par les Français au sacrifice des Vietnamiens engagés dans la guerre. Conscient de l'inefficacité des mouvements de révolte des lettrés, mouvements « réactionnaires », Phan-Châu-Trinh avait-il réellement une autre alternative dans un pays où plus de 90% de la population est encore constituée de paysans, ignorant tout de la société industrielle ? Politiquement, les recrutements vers la métropole devaient aboutir pour l'Indochine à écarter les hommes des réformes et du compromis, Pennequin et Phan-Châu-Trinh, double élimination qui fait de cette période « l'occasion manquée » d'une décolonisation sans heurt.