31 décembre 2010
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Suzanne de Cheveigné, « Lire le grand livre de la vie », Techniques & culture, ID : 10.4000/tc.3950
Le 26 juin 2000, le décryptage quasi complet du génome humain a été annoncé lors d’une conférence de presse à grand spectacle, conjointement par un consortium public international, le Projet Génome Humain, et par une compagnie privée fondée en 1998 par le généticien Craig Venter, Celera Genomics. En février 2001, l’annonce a été répétée, avec tout autant d’éclat, à l’occasion de la publication des résultats dans les revues Science et Nature. Tous les principaux médias ont rapporté et largement commenté ces événements. L’analyse comparative des discours de la presse quotidienne française révèle différents modèles interprétatifs de leur portée : trente mille gènes font-ils un homme ? Les réponses diffèrent et leur analyse permet de cerner la manière dont la société française pense l’apport de la génétique à la compréhension de la vie humaine. Dans cet article, nous analysons de façon comparative les articles parus dans les principaux quotidiens français (La Croix, Le Figaro, L’ Humanité, Libération, Le Monde, Le Parisien) lors de ces deux annonces du décryptage du génome, en abordant tant les métaphores mobilisées autour du projet, l’infographie, les explications du contenu scientifique que les analyses de la portée de la découverte. Peu de journaux rappellent en effet à leurs lecteurs que l’homme n’est pas tout entier inscrit dans ses gènes, que son histoire et son environnement le marquent autant que son code génétique. Toujours d’actualité, la vieille querelle de l’inné et de l’acquis resurgit. Le sens même de ce qu’est l’ADN, support matériel d’une part plus ou moins grande de ce qui est transmis de génération en génération, diffère donc selon les journaux et selon les lectorats. La vision des chercheurs et la confiance qui peut ou doit leur être accordée, l’importance de l’aventure intellectuelle ou des applications concrètes et les risques potentiels entrent dans la composition de représentations différentes de cette « avancée » de la science. On trouve, dans les comptes rendus de ces annonces du décryptage, différentes philosophies de l’être humain. Les journaux populaires restent préoccupés par les perspectives eugénistes. Les journaux ayant de fortes références morales (quelles qu’elles soient, de L’Humanité à La Croix ou au Figaro) rappellent avec énergie le rôle de l’histoire et de l’environnement dans la formation de l’homme, là où d’autres, Libération en particulier, sont prêts à le voir inscrit dans ses gènes. Une grande diversité des discours médiatiques émerge donc, exprimant également des visions différentes de la science. Les quotidiens populaires ont systématiquement pris une certaine distance avec le monde scientifique, rappelant les interrogations d’ordre éthique que soulèvent leurs travaux. Cependant, ils ne constituent pas un bloc monolithique, Le Parisien étant en général plus complet et plus pondéré que son concurrent, France Soir. Les journaux dits d’élite se sont montrés plus proches des institutions, politiques ou scientifiques, plus prompts à accorder leur confiance aux chercheurs, avec là encore des nuances, le Figaro étant plus réservé que ses proches concurrents. Tous ces discours médiatiques portent les traces des interrogations et des hésitations d’une société face à des sciences du vivant qui interrogent et déplacent les limites de l’humanité.