2019
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Lucie Bourassa, « « Bruits de langues » et articulations : la poésie de Bernard Noël à contre-sensure », Études françaises, ID : 10.7202/1066612ar
« Il n’y a pas de langue pour dire cela » (« L’outrage aux mots », dans L’outrage aux mots. Oeuvres II), écrit Bernard Noël à propos des atrocités qui se succèdent sans cesse depuis son enfance : répressions, terreurs, dictatures ; guerres, déportations, génocides. Cris d’une femme violée, hurlements de torturés, râles d’une vieille qu’on matraque : il est des horreurs qui mettent en échec la parole et nous ramènent à l’inarticulé – grognements, bruits, silences. Cependant, quand Noël parle du manque de langue, il ne renvoie pas seulement à l’indicible, il désigne aussi un problème inhérent aux rapports entre pouvoir, société et langage : « Il n’y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire de l’indignation est exclusivement moral – or, c’est cette morale-là qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se retrouve censuré par sa propre langue ? » Réaliser ce retournement est un objectif fondamental pour l’écrivain, qui souhaite résister aux effets du pouvoir sur la langue, effets qu’il appelle « sensure ». Cet article traite cette question en l’abordant sous l’angle de l’articulation, lié à une critique du signe et du réalisme. Après avoir fait un retour sur la réflexion que Noël consacre à la sensure et à l’articulation, j’essaierai de voir comment sa poésie, en particulier Bruits de langue, tente de résister au dévoiement du langage en décrassant, revivifiant et réinventant diverses articulations langagières, de la phonétique à la syntaxe, en passant par le mot, le vers, la strophe, etc.