1992
Cairn
Irving Wohlfarth, « Ça nous regarde : Réponse à la question : un rapport critique à la tradition épuise-t-il désormais notre rapport au passé ? », Hermès, La Revue, ID : 10670/1.85vo37
Un rapport critique au passé est, certes, indispensable – mais peut-on vivre de critique pure ? Cette question traduit le malaise d’une civilisation « désenchantée » qui, à force de s’être libérée du passé, craint d’avoir épuisé ses (res)sources. Nietzsche, qui fut le premier à formuler ce dilemme, proposait comme alternative à un historicisme exhaustif et épuisé un triple rapport au passé – « monumental », « antiquaire » et « critique » – dont chacun devait servir de correctif aux deux autres. Reprenant ce modèle à son compte, Walter Benjamin faisait appel à la théologie juive – le « petit bossu » des Thèses sur la Philosophie de l’Histoire – comme correctif interne du matérialisme historique. A son tour, Jürgen Habermas recourt sélectivement au messianisme de Benjamin comme contrepoids à son propre criticisme. Trois manières de reconnaître que le geste critique n’épuisera jamais notre rapport au passé. Car le passé est toujours déjà là, derrière notre dos. Ce passif, c’est notre bosse. Porte bonheur, porte malheur, c’est notre chance de notre déformation. Moins nous faisons attention au petit bossu, disait Benjamin, plus il nous regarde. Antérieur à tout rapport critique, le passé l’exige et le déjoue.