12 janvier 2023
Marie-Clémence Régnier, « Vies encloses, demeures écloses: Le grand écrivain français en sa maison-musée », HALSHS : archive ouverte en Sciences de l’Homme et de la Société, ID : 10670/1.j7uroj
Dans Expositions : littérature et architecture au XIXe siècle, Philippe Hamon prône l’étude de la « série [des] interférences [entre] littérature et architecture ». Il propose de « conduire l’analyse [des textes littéraires] du point de vue d’une poétique textuelle qui s’attacherait à décrire le ‘‘système’’ ou la structure de ces interférences, en soulignant notamment la fonction de certains objets, de certaines métaphores, de certains schèmes textuels particuliers : textes-expositions, personnages exposés/s’exposant […] ». S’il est un espace où les écrivains s’adonnent à leurs rêves bâtisseurs, c’est bien leur domicile. Au XIXe siècle, le « chez-soi » constitue l’espace exposant et exposé par excellence. L’exposition de l’écrivain chez lui a ceci de paradoxal qu’elle procède de l’« éclosion » et de l’exhibition au regard public d’une intimité domestique d’autant plus désirable qu’elle paraît secrète et protégée, « enclose », pour reprendre le terme employé par le poète Georges Rodenbach, dans Les Vies encloses : poème, recueil paru en 1896. Le titre de la thèse « Vies encloses, demeures écloses » suggère que la mise sous vitrine de l’écrivain derrière les murs moins opaques que transparents de sa maison procède de l’analogie, mise en évidence par Éléonore Reverzy, entre la figure de l’écrivain et la figure allégorique de la fille de joie, exposée, elle, au client à l’intérieur de « maisons closes ». Cette analogie constitue un modèle esthétique et idéologique pour penser les raisons pour lesquelles la littérature et l’écrivain s’exposent : parce qu’ils sont soumis à une logique d’exploitation commerciale s’appuyant sur des moyens médiatiques et publicitaires destinés à « vendre » ; et parce qu’un nombre croissant de lecteurs consomment la littérature ainsi mercantilisée. La terminologie adoptée pour désigner ces lieux comme leurs habitants constitue le point de départ de l’analyse, et non pas son préalable. Notre approche du sujet procède de deux précédents : d’une part, l’ouvrage de Gaston Bachelard sur « la poétique de l’espace », d’autre part, les travaux de l’ethnologue et anthropologue Daniel Fabre. Bachelard élabore une phénoménologie du rapport intime qu’établit le sujet avec l’« espace heureux » et protecteur de la « maison » contre l’adversité. Le philosophe examine à partir d’œuvres littéraires les connotations des termes employés pour qualifier l’espace domestique en bonne et en mauvaise parts. Daniel Fabre a montré que les « maisons d’écrivain » sont le fruit de constructions sociales et culturelles qui reflètent la manière dont une communauté « fabrique » ses héros et la figure de l’écrivain dans des lieux mythiques et mystérieux. De fait, le syntagme « maison d’écrivain » applique un filtre déformant sur les représentations que nous nous faisons de ces lieux, des écrivains et des musées que nous y découvrons. Parler de la « maison » d’un « écrivain », c’est incidemment mettre l’accent sur une forme d’osmose entre l’écrivain et son domicile. À un autre niveau, c’est s’inscrire dans la culture bourgeoise du home, conçu depuis le premier tiers du XIXe siècle comme une boîte et un écrin protecteurs, ainsi que l’a analysé Walter Benjamin.De même, le substantif « écrivain » relève de constructions historiques sociales, culturelles, politiques et économiques. Aussi proposons-nous dans notre travail une archéologie des représentations collectives se rapportant à l’espace domestique de l’écrivain. Ces représentations – c’est là du moins une hypothèse – se singulariseraient et donneraient forme à des figures mythiques de « grands écrivains ». La maison deviendrait ainsi un nouveau critère d’élection au statut de « grantécrivain », pour reprendre la crase créée par Dominique Noguez, parmi d’autres signes distinctifs : être un polygraphe, être un intellectuel engagé, avoir atteint un certain âge, avoir reçu des prix littéraires ou encore jouir d’un capital médiatique, pour reprendre l’analyse de Nathalie Heinich sur la « visibilité ». À partir de ces réflexions et dans la continuité des travaux récents menés en histoire des idées, dans le domaine des cultural et celebrity studies sur la presse, sur la célébrité et sur la publicité, nous pensons que l’exposition de la maison du grand écrivain et du grand écrivain en sa maison, tel un faire-valoir, participerait à plein de la construction de la figure du « grand écrivain». Au XVIIIe siècle, la « maison » devient en effet un lieu de pouvoir et un attribut par lesquels les écrivains revendiquent l’autorité de leur magistère intellectuel, moral et politique et la singularité de leur statut à la faveur du « sacre de l’écrivain » (Paul Bénichou) et du culte rendu au « grand homme ». La figure du Poète est divinisée depuis l’Antiquité ; parallèlement, la sacralité du saint et du roi passe aux « grands hommes » suivant un mécanisme de laïcisation du fait religieux : ces deux facteurs expliquent que le domicile des écrivains, nouvelles figures de pouvoir, soit considéré comme un sanctuaire. Désormais donc, l’œuvre littéraire n’est plus le seul monument grâce auquel l’écrivain passe à la postérité pour devenir un patrimoine à transmettre. Devenu lui-même un monument pour la nation, l’écrivain attire les hommages autour de monuments de papier et de pierre. Par ailleurs, la patrimonialisation posthume des écrivains s’articule à un autre régime de notoriété que l’écrivain acquiert de son vivant : la célébrité. L’exposition de la vie privée est légitimée au nom du statut public de la célébrité et, dans le cas particulier de l’homme de lettres, parce qu’il exerce un magistère moral et intellectuel dans la cité. Comme l’ont montré Mona Ozouf, Jean-Claude Bonnet et José-Luis Diaz, l’intérêt depuis la Renaissance pour les détails intimes – les « minuties » – de la vie de l’écrivain parmi les initiés, les cercles savants et académiques et – dans la seconde moitié du XVIIIe siècle – dans la presse, entraîne la « privatisation » de la figure de l’écrivain. La thèse traite de la genèse des maisons-musées d’écrivains qui ont vu le jour en France en conjuguant deux approches dissociées jusque-là : l’étude des représentations des écrivains à demeure avant l’inauguration des musées fondés dans les maisons aussi bien que leur étude après l’inauguration. Ces questions sont examinées à la croisée de quatre régimes d’exposition convergents : théâtral, marchand, muséal et médiatique. C’est pour l’ensemble de ces raisons, et parce que le syntagme « maisons d’écrivain » est anachronique pour parler du XIXe siècle, a été préféré à celui de « maison-musée », à partir des travaux de Dominique de Font-Réaulx, Manuel Charpy, Dominique Pety et Bertrand Bourgeois. En effet, comme l’a notamment montré Bertrand Bourgeois à partir de l’ouvrage de Philippe Hamon plus haut cité, la maison-musée est telle une boîte à images. Sur le fondement de cette analogie, la maison-musée de l’écrivain sera considérée comme un lieu réel et comme une structure mentale et matérielle où s’inventent, s’organisent, s’exposent et sont conservées des images d’écrivain qui, quoique variées voire hétérogènes, définissent un imaginaire et une imagerie cohérentes de la figure de l’écrivain. Ces images se structurent à partir de schèmes individuellement élaborés et à partir d’un fonds hérité de représentations historiques et mythiques reposant sur des croyances atemporelles qui forment « patrimoine ». Dès lors, la maison-musée s’apparente à nos yeux à un espace d’exposition propre à l’épanouissement de ces scéno-mythographies. Par ce terme emprunté au monde théâtral et à la notion de scénographies auctoriales élaborée par José-Luis Diaz, nous entendons la mise en intrigue et en espace de représentations imaginaires et imagées de l’écrivain au moyen d’éléments dramaturgiques (décors, praticables, accessoires, mobilier…). Ceux-ci façonnent des images d’écrivain, étudiées dans la thèse à partir de la notion d’image d’auteur. La dimension discursive de la « paratopie » du « lieu d’écriture » (Dominique Maingueneau) est alors mise en perspective avec les approches posturales, scéno- et mythographiques centrées sur la figure de l’écrivain à demeure au moyen d’une socio-critique des textes et des images où elles prennent corps. En outre, nous postulons que ces scénographies n’engagent pas seulement des mises en scène de soi et du chez-soi dans l’ordre du discours. C’est la raison pour laquelle nous substituons la notion d’écrivain à celle d’auteur. En effet, les mises en scène correspondantes figurent souvent l’écrivain au travail, « en lisant, en écrivant », au moyen d’objets et de meubles particuliers (fauteuil, table, plume, livres...). Elles prennent ensuite une forme tangible dans les musées. Ainsi, nous postulons que les mises en scène de l’écrivain à demeure constituent un levier essentiel des appropriations mémorielles collectives en jeu parce qu’elles se cristallisent dans des représentations de l’écrivain à succès et parce qu’elles s’actualisent dans l’esprit du temps. Ces représentations pénètrent ainsi d’autres domaines de la vie publique à partir du monde littéraire dans un jeu d’interférences permanent. Dès lors, il s’agit de comprendre comment les appropriations mémorielles des maisons-musées font l’objet d’une instrumentalisation – d’une « domestication » au sens d’« assujettissement » – d’ordre politique, social, économique ou idéologique. Parmi ces appropriations, nous nous intéressons en particulier aux usages que l’institution scolaire et la critique littéraire savent tirer de la patrimonialisation des maisons pour écrire l’histoire littéraire et aux usages convergents que les autorités politiques en développent pour écrire le roman national. La valorisation patrimoniale des maisons repose en effet sur l’imbrication de récits légendaires qui associent à l’histoire des lieux et à la biographie de l’écrivain le roman national et le roman de l’histoire littéraire nationale. En ce sens, les maisons des grands écrivains sont également le laboratoire et le conservatoire des schèmes à partir desquels se façonne l’histoire littéraire, même si ces représentations comme les mises en scène muséographiques correspondantes peuvent différer les unes des autres. Les références qui se rapportent au « Siècle de Louis XIV » structurent l’histoire littéraire qui s’écrit dans les maisons des écrivains, que ces derniers soient des écrivains du XVIIe siècle, ou bien qu’ils soient considérés comme des modèles pour les écrivains des siècles suivants. La valorisation patrimoniale des maisons s’alimente à cette source pour légitimer la conservation des monuments ; en retour, elle contribue à l’écriture de l’histoire littéraire et à consolider ou à renouveler le canon littéraire. En ce sens, la valorisation patrimoniale des maisons consiste à adapter la religion républicaine universitaire de la littérature – telle que le lansonisme l’a instituée – en direction du grand public. Aussi la fondation d’une maison-musée est-elle un moyen privilégié pour faire passer un écrivain du purgatoire de la postérité au panthéon des auteurs nationaux consacrés. L’institutionnalisation de sa maison-musée peut ainsi se lire comme le signe de son élection au cercle fermé des grands écrivains, du moins comme une étape. Fondées à l’origine pour entretenir le culte de l’écrivain, les maisons-musées ne sont pourtant pas simplement les mausolées où les zélateurs de l’écrivain adorent et accumulent avec fétichisme ses reliques et tous les vestiges qui se rapportent à sa personne ou à son œuvre. De fait, au fil des années, les maisons-musées entament leur mue pour valoriser l’œuvre littéraire de l’écrivain consacré et assurer sa fortune auprès des contemporains grâce à la tenue d’expositions thématiques. Certaines dépassent le cadre strict de l’exposition monographique canonisant un chef-d’œuvre pour s’intéresser à un mouvement littéraire qu’elles promeuvent. Cependant, les débats qui entourent les sanctuaires des écrivains – virulents dans les cas de Flaubert ou de Balzac par exemple – traduisent une absence de consensus autour de leur personne et de leur œuvre. Car quoi qu’en disent certains commentateurs pour qui le culte des maisons des grands écrivains serait devenu une « tradition » en France au terme de la période étudiée, les vestiges de nombreuses maisons d’écrivains sont menacés ou détruits. Surtout, les musées qui ont vu le jour chez l’écrivain demeurent une exception, aucunement une règle. À la veille de la Première Guerre mondiale, on compte en France moins d’une demi-douzaine de « maisons-musées » consacrées à la mémoire d’écrivains et certaines – comme dans le cas Gautier – ne sont pas près de voir le jour. La France est peut-être une « nation littéraire » mais elle n’est pas la patrie des « maisons d’écrivains », en comparaison de l’Angleterre notamment. Cette observation n’est pas le moindre des paradoxes dégagés. De fait, si les « maisons d’écrivain(s) » essaiment en France depuis quelques dizaines d’années, la situation est très différente au début du XXe siècle. Les circonstances favorables à la fondation de maisons-musées s’avèrent très particulières et aucune politique volontariste et structurelle n’a vu le jour en la matière à l’échelle du pays comme des petites patries ou des municipalités. De fait, la valorisation patrimoniale des maisons fait les frais du centralisme jacobin qui régit la vie politique et culturelle en France. Celle-ci bloque dans une certaine mesure les initiatives régionales et privées dont beaucoup sentent bon la culture barrésienne de l’enracinement des grands hommes dans les petites patries. Ensuite, les Français n’accordent sans doute pas la même importance que les Anglo-Saxons à la vie privée et au home. Par ailleurs, l’enracinement du laïcisme républicain, comme d’un certain cartésianisme peut expliquer qu’un grand nombre de Français répugnent à vénérer les écrivains dans leurs temples et à considérer leur vie comme édifiante. Ils maintiennent ainsi une distinction forte entre l’homme, sa vie et sa maison et l’œuvre. Par ailleurs, l’engouement pour les maisons des écrivains est indissociable d’une culture commémorative nouvelle et de conceptions du grand écrivain et de l’œuvre littéraire plus démocratiques, dont les répercussions rejaillissent dans la fondation de musées inédits. Ceux-ci puisent leurs racines dans l’avènement d’une société industrielle et médiatique où la culture de masse pointe. À cet égard, le spectacle des maisons des écrivains est ambivalent : il laisse à penser à tort que ces monuments sont les vestiges d’une époque révolue sur lesquels le temps comme les changements culturels n’auraient pas de prise. Or, la patrimonialisation des maisons des écrivains en général et des musées qui y sont installés en particulier est fille de la seconde révolution industrielle et de la reproductibilité technique. L’exposition théâtrale, médiatique, marchande et muséale des écrivains dans leurs maisons repose en définitive sur la réification qu’opèrent les images et les objets de l’écrivain et de l’œuvre littéraire. Le paradoxe du temps réside effectivement dans la transformation des représentations liées aux maisons qui, insistant au départ sur le statut « authentique » des lieux et des reliques qu’on y découvre, s’engagent en réalité dans une logique de (re)production industrielle et sérielle. L’étude de ces enjeux a été conduite à partir d’un corpus constitué des maisons des écrivains français où des musées ont été ouverts au public et consacrés exclusivement à leur mémoire. À partir de ces critères, quatre auteurs et six maisons-musées se sont dégagés : les maisons normandes de Pierre Corneille à Petit-Couronne et à Rouen, la Maison de Victor Hugo place des Vosges à Paris et Hauteville House à Guernesey, le Pavillon de Gustave Flaubert à Croisset et la Maison de Balzac à Paris. Deux exemples se sont ajoutés à ces derniers pour éclairer les marges du sujet et la singularité de ces maisons-musées : celui de la « Maison de Molière » et celui d’une impossible « maison-musée Théophile Gautier ». En regard de la borne chronologique initiale, fixée à 1879, date de l’inauguration de la maison-musée de Corneille à Petit-Couronne, la borne finale de notre étude coïncide avec l’inauguration d’un « Musée de la littérature », lors de l’Exposition internationale de 1937. Le corpus de documents est constitué de documents de nature diverse. Il comprend en premier lieu des textes d’écrivains, de critiques littéraires, d’érudits qui exposent à demeure les écrivains de notre corpus : biographies, portraits, mémoires, correspondances, souvenirs, articles de presse. Ces textes sont mis en regard de manuels scolaires afin d’étudier la construction et la réception des maisons dans l’histoire littéraire à l’École et à l’université. En outre, la réception des lieux auprès d’un large public a été prise en compte au moyen de guides touristiques et des livres d’or des visiteurs mis à leur disposition dans les musées. Enfin, les fonds d’archives conservés dans les maisons-musées ont aussi été explorés : ils rassemblent des documents (archives administratives, inventaires des collections) émanant des autorités publiques et de divers groupes qui ont promu la sauvegarde et la muséalisation des lieux. Grâce à ces documents, il a été possible de rendre compte des mécanismes de réification et de visualisation de l’écrivain et de l’œuvre littéraire dont relève l’exposition de la littérature en particulier et qui caractérise la période de manière plus générale. La démarche adoptée est chronologique afin de rendre compte du caractère processuel des phénomènes observés, mais aussi de moments de rupture. Ainsi, la formation et la diffusion d’un imaginaire et d’une imagerie de la maison de l’écrivain auprès d’un public élargi font l’objet de la première partie. Les deuxième et troisième parties concernent la fondation et la réception des maisons-musées de notre corpus pendant les années au cours desquelles s’opère leur muséalisation. Le deuxième temps de la réflexion consiste en une étude monographique des expositions et des musées dont l’écrivain a fait l’objet entre 1885, date de la mort de Victor Hugo, et 1903, date d’inauguration de sa maison-musée parisienne. La troisième partie traite des maisons-musées normandes de Corneille et de Flaubert d’une part, et de la Maison de Balzac d’autre part, dont la fondation a fait débat jusqu’aux années 1920. Enfin, la quatrième partie de la thèse est consacrée à l’Entre-deux-guerres et à la refonte du culte personnel et fétichiste rendu aux grands écrivains en leurs maisons-musées. Cette partie s’achève sur l’étude du Musée de la Littérature qui a ouvert ses portes au Trocadéro en 1937..