2015
Cairn
Nadège Ragaru, « Juger les crimes antisémites avant Nuremberg : l'expérience du Tribunal populaire en Bulgarie (novembre 1944-avril 1945) », Histoire@Politique, ID : 10670/1.kuy80q
En novembre 1944, un amendement au décret-loi portant création d’un tribunal populaire pour juger les responsables de l’entrée en guerre de la Bulgarie étend aux persécutions contre les juifs le périmètre des crimes relevant de la juridiction du Tribunal. La Bulgarie est ainsi le premier pays d’Europe à créer une juridiction nationale dédiée aux seuls crimes antijuifs. Peu connue, l’action du Tribunal offre pourtant un prisme très riche sur la mise au procès du génocide juif et, incidemment, sur les rapports entre modèle judiciaire d’établissement de la vérité et écriture historienne. Envisageant les procès en tant que production judiciaire d’un jugement sur le passé immédiat, l’article explore les modes d’énonciation des persécutions antijuives par les magistrats. En 1944-1945, l’enjeu est évidemment juridique, puisqu’il s’agit d’inventer des incriminations et des stratégies judiciaires adaptées à l’exceptionnalité des crimes ; il est également politique et moral, dans la mesure où les acteurs bulgares ont la conviction de tenir un procès pour l’histoire. Ce faisant, un double paradoxe est mis en évidence : premièrement, parce qu’elle était sous-tendue par l’aspiration à démontrer l’existence d’une « autre Bulgarie », distincte des pouvoirs « fascistes », l’action des magistrats a contribué à l’émergence d’une topique de l’innocence (du peuple) bulgare demeurée jusque récemment constitutive des récits publics sur la Shoah ; deuxièmement, instituée pour faire (re)connaître la singularité des souffrances juives, la Cour a participé à leur euphémisation en les subsumant dans un récit antifasciste de la victimité et du combat.