Chimpanzés, jaguars et ventriloquisme ethnographique

Résumé Fr En

Fondé sur des recherches ethnographiques dans l’un des rares sanctuaires pour primates installé en Europe, cet article aborde la question des « perspectives animales » sous l’angle du tournant « ontologique » en anthropologie pour interroger les limites des approches actuelles de l’anthropologie « au-delà de l’humain ». L’article commence par une exploration de la façon dont les gardiens du sanctuaire conceptualisent les « points de vue » des chimpanzés dont ils s’occupent. L’heuristique de la « double pensée » me permet d’affirmer que les gardiens opèrent dans des contextes différents : quand ils s’occupent du bien-être des chimpanzés, ils sont attentifs à leurs humeurs et leurs besoins, tandis que lorsqu’ils effectuent des visites guidées, ils maintiennent que les humains ne peuvent pas élever les primates, car ils ne peuvent pas savoir ce que cela signifie d’être chimpanzé. L’article soutient que lorsque les ethnographes parlent des acteurs sociaux non-humains, le principal écueil qui les guette n’est pas l’anthropomorphisme mais un genre de « ventriloquisme anthropologique » : ils finissent presque toujours par décrire leurs sujets par le biais de la voix et des concepts des humains auxquels ces acteurs non-humains sont reliés. L’article conclut en soutenant que les pistes les plus prometteuses de l’anthropologie des animaux seront celles qui prendront en compte un aspect de la condition humaine parfois oublié par les anthropologues : l’ambiguïté.

Based on ethnographic research in one of the only primate sanctuaries in Europe, this article addresses the question of « animal perspectives » with a discussion of the « ontological turn » in socio-cultural anthropology, to reflect on the limitations of current approaches to an anthropology « beyond the human ». The article begins with an exploration of how keepers at the sanctuary conceive of the « points of view » of the chimpanzees they care for. The heuristic of ‘doublethink’ allows for an appreciation of the fact that keepers operate in different contexts : when they take care of chimpanzees’ well-being, they are attentive to their moods and needs, but when they conduct guided tours, they maintain that humans should not keep chimpanzees as pets, because they cannot know what it means to be a chimpanzee. The article argues that when ethnographers write about social actors who do not have human voices, the spectre which haunts them is not anthropomorphism, but a sort of « anthropological ventriloquism » : that is, they almost always end up describing their subjects with the voices and concepts of the humans to which they are related. The article concludes by arguing that the most promising avenues in an anthropology of animals will be those which appreciate an aspect of the human condition heretofore under-theorized by anthropologists : ambiguity.

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