2016
Isabelle Guillaume, « Anatomie d’un « chasseur de lions » », HALSHS : archive ouverte en Sciences de l’Homme et de la Société, ID : 10670/1.o5zdty
Cette partie de livre offre l’étude d’un cas emprunté aux années 1860-1910 au catalogue d’une exposition réunissant des œuvres et des dispositifs d’artistes contemporains qui montrent le safari sous l’angle d’un processus essentiellement fictionnel. Auteur de tableaux disparus et de récits tombés dans l’oubli, Eugène Pertuiset a fait de ses chasses son œuvre véritable. Marchand d’armes et de balles explosives, explorateur en Terre de Feu, collectionneur de tableaux de Manet, il est aussi le créateur du « chasseur de lions », un personnage mi-héroïque, mi-burlesque à la croisée de l’invention individuelle et de la fiction collective, qu’il a interprété avec succès du Second Empire à sa mort en 1909. On garde notamment de ce Tartarin des boulevards parisiens deux portraits, l’un du photographe Disdéri, l’autre de Manet, qui, respectivement, construisent et déconstruisent la fiction du safari. Avec un lion naturalisé à ses pieds, un pistolet à la ceinture et sa célèbre Devisme à double canon sous le bras, le chasseur de la photographie met en scène le triomphe de l’homme occidental et de son armement sur l’animal sauvage. Il amène même la convention jusqu’à la limite de la caricature. Par contraste, le tableau intitulé Portrait de M. Pertuiset, le chasseur de lions, qui a valu à Édouard Manet de remporter, pour la première fois de sa carrière, un prix au Salon officiel de 1881, se démarque de la scène de trophée. L’œuvre place Pertuiset et une dépouille de lion dans un décor d’arbres aux ombres violettes. L’animal est au second plan, partiellement caché par un tronc. Quant au chasseur, le genou à terre, sa carabine tenue à deux mains, il montre un visage songeur, voire hébété. L’originalité du portrait médaillé a suscité l’incompréhension des visiteurs du Salon. Elle a aussi stimulé leur imagination. Les comptes rendus du portrait dans les publications de l’époque, les caricatures qu’il a inspirées montrent que les commentateurs, désorientés par cette œuvre qui ne leur permet pas de mettre en place une fiction cohérente, reconstruisent, à leur manière, une histoire de chasse lointaine.