2010
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Laurence Petit, « Le Musée textuel d’Anita Brookner, ou comment essayer d’en finir avec les images », Études britanniques contemporaines
Historienne de l’art de renommée internationale, spécialiste de la peinture française du xviiie siècle, Anita Brookner est l’auteur de plusieurs ouvrages de critique d’art portant sur Watteau, Greuze, Ingres et Jacques-Louis David. Aussi n’est-il pas surprenant que la peinture joue un rôle prépondérant dans une œuvre romanesque commencée tardivement, quelques années seulement avant que ne s’achève la longue carrière professionnelle de l’historienne d’art. Et pourtant, malgré l’abondance de références picturales qui jalonnent son œuvre, la prolifique romancière anglaise contemporaine surprend par l’ambivalence de son discours sur l’image, oscillant entre iconophilie et iconophobie, discours qui s’inscrit dans la lignée des analyses de W.J.T. Mitchell sur le « tournant pictural » de la culture postmoderne.Dans ce vaste « musée textuel » ou « musée de mots » que représente l’œuvre de Brookner, l’image picturale a une fonction principalement didactique, métaphorique et allégorique. En utilisant l’image uniquement in absentia, c’est-à-dire par le seul biais des mots, et en faisant allusion exclusivement à des tableaux existant réellement — ceux des grands maîtres de l’art occidental —, Brookner confère à ses romans une dimension encyclopédique et didactique en même temps qu’un solide ancrage dans la réalité. La voix narrative, qui fait référence à ces images picturales ou les décrit ekphrastiquement in absentia, les utilise à des fins pédagogiques pour enseigner au lecteur l’histoire de l’art occidental, tout en soulignant le rôle essentiel des images à la fois comme guide et comme obstacle dans la quête de savoir et l’édification personnelle des personnages.Le regard épistémique des protagonistes, qui interrogent l’image en quête d’indices et de réponses de nature existentielle et ontologique, se heurte ainsi au regard scopophilique d’images qui se révèlent progressivement de puissants et hostiles prédateurs menaçant l’intégrité du moi. Ce qui ressort de cette interaction, c’est que cette vision esthétique du monde, ou « esthétique de l’existence », qui semble prévaloir dans les romans de Brookner et se manifester dans cet engouement des personnages pour le visuel, repose en fait sur une véritable mystification idéologique par laquelle cet ennoblissement apparent de l’art masque en réalité une véritable condamnation de l’art comme égocentrique, subversif, et fondamentalement destructeur. Derrière les marques visibles d’un fervent amour pour les images picturales se cachent en fait une méfiance et une peur assez prononcées de l’image, qui, bien que servant dans un premier temps d’outil heuristique dans la quête d’identité, se révèle fondamentalement instable, opaque, et vide, sa signification étant sans cesse différée par des variations anamorphiques renforçant sa duplicité et son caractère insaisissable. L’iconophilie visuelle de Brookner l’historienne de l’art est donc progressivement contrebalancée par l’iconophobie textuelle de Brookner la romancière, à l’instar des réactions ambivalentes que suscite le « tournant pictural » de la culture postmoderne.