2020
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Jonah Wedekind et al., « Contract and Control: Agrarian labour mobilisation and resistance under large-scale land investments for biofuel crop production in Ethiopia », Annales d'Éthiopie, ID : 10.3406/ethio.2020.1687
Cet article explore la question du travail agraire qui émerge avec la stratégie de développement d’une agriculture commerciale en Éthiopie au milieu des années 2000. Il discute l’inégale transformation agricole éthiopienne dont la trajectoire future reste ouverte. Cette transformation, menée par l’État et fondée sur l’investissement tente de faire passer l’Éthiopie d’une société rurale à l’économie principalement agraire vers une société industrielle. L’article s’intéresse au pourquoi et au comment de l’échec de l’agriculture commerciale à partir de deux cas similaires de projets d’investissement agricole dans le Haraghe et le Wolayta. Ces projets ont été financés par des groupes financiers multinationaux interconnectés et facilités par l’État pour transformer le ricin afin de produire du bio-carburant. L’intégration contractuelle par l’État de petits exploitants dans ces investissements fonciers à grande échelle mal planifiés et financièrement extractifs s’est heurtée à diverses formes de résistance qui ont contribué à l’échec des projets. L’article souligne le caractère central de la question non résolue du travail agraire, à l’origine des tensions qui traversent la transformation agricole éthiopienne. La littérature scientifique conçoit l’agriculture commerciale en Éthiopie selon un modèle dichotomique, avec d’un côté le soutien aux petits exploitants agricoles orchestré par l’État sur les hauts-plateaux, et de l’autre l’agriculture commerciale à grande échelle et portée par l’investissement dans les basses-terres. Cet article met a contrario l’accent sur l’importance de l’agriculture sous contrat comme troisième voie de la commercialisation agricole. L’agriculture sous contrat repose sur l’intégration des exploitants – à la fois de leur propriété agricole et de leur force de travail – dans des projets d’investissement foncier à grande échelle par le biais de programmes de sous-traitance. Comme le montre l’article, l’agriculture contractuelle a bénéficié d’un réel élan politique au cours des années 2000. Ce mode de commercialisation facilite en effet l’investissement dans les petites exploitations agricoles (c’est-à-dire la commercialisation de leurs produits) et ne nécessite pas de changements rapides de la structure sociale agraire (il empêche une transformation rapide de la stratification sociale et la dépossession des petits exploitants). La stratégie de l’agriculture commerciale était de réguler le potentiel surcroît d’une main-d’oeuvre privée de terre (une couche précaire et politiquement dangereuse), dans le cas où la croissance agro-industrielle ne progresserait pas au rythme nécessaire pour l’absorber (c’est-à-dire fournir des emplois en dehors de la petite agriculture). L’article s’appuie sur des données qualitatives issues d’une enquête ethnographique portant sur les trajectoires d’accords commerciaux sur le ricin. Ces accords, pilotés par les investisseurs et arbitrés par l’État, ont été étudiés pendant une décennie (du milieu des années 2000 au milieu des années 2010) dans les zones Est/ Ouest du Hararghe de la région Oromia et dans la zone du Wolaita de la région des nations, nationalités et peuples du Sud (SNNPR). Les planificateurs du développement de l’Éthiopie espéraient que l’intervention de ces sociétés d’investissement ad hoc presque identiques – Flora EcoPower (FEP) dans le Hararghe et Global Energy Ethiopia (GEE) dans le Wolaita, en activité depuis une dizaine d’années au moment de l’enquête – conduirait à la commercialisation, l’amélioration de la production et des moyens de subsistance des petits exploitants de ces deux espaces périphériques, caractérisés par un ratio main-d’oeuvre/ terre élevé, la dégradation des terres et l’exode des travailleurs. La combinaison des deux études de cas révèle premièrement que la planification et la mise en oeuvre descendantes de l’agriculture contractuelle ont engendré des processus de subversion et de résistance de la part des exploitants. L’ensemble a joué un rôle crucial dans l’échec final des projets d’investissement. L’intégration coercitive par l’État de petits exploitants, via des contrats, dans des transactions foncières à grande échelle, a été la politique adoptée pour promouvoir l’agriculture commerciale. Or elle a entraîné un retour de bâton qui mine les stratégies de l’État développemental. Deuxièmement, l’héritage que l’échec des projets a laissé derrière lui a attisé la question, déjà politisée, du travail. Il s’agit en effet de savoir dans quelle mesure la tentative de transformation de l’agriculture en production agro-industrielle commerciale peut diversifier les revenus et offrir des possibilités d’emploi pour pallier aux problèmes sociaux et répondre aux revendications politiques. Troisièmement, les deux cas d’agriculture contractuelle rendent compte d’une même logique d’exploitation de la terre et du travail qui sous-tend des investissements privilégiant des rendements rapides aux dépens d’une planification à long terme, négligeant ainsi les conditions socio-économiques et écologiques locales dans lesquelles ils interviennent. Au-delà de leurs spécificités, ces deux cas font douter de la capacité supposée de l’État éthiopien à réduire les inconvénients et les contradictions de l’agriculture commerciale basée sur les investissements et organisée par l’État par le biais de contrats avec les petits exploitants. Outre le poids économique de ces projets d’investissement agricole qui ont échoué, les protestations qui ont suivi les résistances silencieuses dans le Wolaita et le Hararghe ont marqué un point de rupture supplémentaire dans les relations entre le gouvernement et les agriculteurs. C’est particulièrement significatif dans la mesure où depuis l’arrivée au pouvoir de l’EPRDF dans les années 1990, les dirigeants ont toujours pu compter sur le soutien du groupe social des petits exploitants comme base électorale.