1977
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Ljubo Sirc, « Socialisme de marché et conflits en Yougoslavie », Revue d'études comparatives Est-Ouest, ID : 10.3406/receo.1977.2078
Socialisme de marché et conflits en Yougoslavie. Bien que les communistes yougoslaves aient promis que tous les problèmes seraient résolus par la nationalisation du capital et l'instauration de l'autogestion, les problèmes n'en ont pas moins abondé au cours des années soixante-dix. Les sociologues yougoslaves proclament qu'il serait idéaliste de s'attendre à autre chose et insistent pour que l'on discute ouvertement des problèmes, ce qui est l'unique moyen de les résoudre. En outre, ils estiment qu'une nouvelle stratification sociale, non fondée sur la propriété, s'est progressivement créée. Par des enquêtes et des questionnaires, les sociologues ont découvert que les ouvriers étaient bien davantage intéressés par des hausses de salaire et des supérieurs compétents que par leurs droits autogestionnaires. Il est aussi apparu que la source de pouvoir dans une entreprise n'était pas la propriété formelle mais l'organisation, c'est-à-dire la coordination des diverses activités complémentaires. Les ouvriers ont obtenu tous les droits formels mais ne peuvent les utiliser faute de l'expérience et de l'information nécessaires. Les ouvriers en sont parfaitement conscients et refusent par conséquent de courir le risque de prendre des décisions en groupes restreints, formellement détenteurs du pouvoir mais dépourvus de responsabilité. La situation ne découle pas du bas niveau d'éducation des ouvriers yougoslaves mais du fait que l'administration des entreprises est un travail à temps plein et non une activité qui peut s'exercer pendant les moments de loisir. Les ouvriers ne percevant pas la liaison entre les résultats de l'entreprise et leurs propres salaires, ils ne peuvent se préoccuper des intérêts du consommateur. Son intérêt est la production à bon marché de biens qui font l'objet de la demande, ce qui peut s'opposer directement aux intérêts de différents groupes d'ouvriers. Les sociologues yougoslaves concluent que l'autogestion pourrait perturber l'équilibre entre le pouvoir des producteurs et des consommateurs dans une mesure telle que les producteurs en arriveraient à se faire du tort en tant que consommateurs. De nombreux sociologues yougoslaves pensent que pour résoudre ce problème il faudrait commencer par légitimer le pouvoir des gestionnaires afin de le limiter. Cette limitation pourrait prendre la forme d'une réglementation par le gouvernement, ou d'un contrôle par des pairs, ou d'une bonne définition des relations de propriété. La première solution impliquerait un retour à la planification centralisée qu'il est impossible, comme l'a montré l'expérience yougoslave, d'appliquer efficacement. La seconde solution est difficile car la fonction d'entrepreneur- gestionnaire suppose que l'on prenne des risques, ce qui est un processus essentiellement subjectif. En la matière, le jugement d'une personne équivaut à celui d'une autre. La propriété privée du capital n'est pas seulement un moyen d'assurer des revenus à certaines personnes mais aussi une méthode garantissant la gestion attentive de ce capital. Par ailleurs, le détenteur de la responsabilité dans l'entreprise devrait être clairement défini par des contrats collectifs entre les administrateurs et les organes autogestionnaires. Initialement, les chefs-d'entreprise détenaient des pouvoirs importants et manquaient de qualification. Pendant les années soixante-dix, leur qualification est encore inférieure à celle de leurs collègues du monde occidental mais elle s'est nettement accrue. Les personnes hautement qualifiées refusent de diriger des entreprises, cette fonction étant devenue idéologiquement suspecte dans la société yougoslave. Les politiciens s'en servent comme de boucs émissaires lorsque des difficultés apparaissent de sorte que les chefs-d'entreprise sont pratiquement devenus des substituts de capitalistes. Pendant les campagnes pour plus d'égalité — attisées sous l'influence de la nouvelle gauche et notamment des manifestations d'étudiants en 1968 — on a effectué des enquêtes sur les revenus et la fortune des chefs- d'entreprises dont le technocratisme a fait l'objet de vives critiques. Ces critiques concernent, en partie du moins, tous les spécialistes et les techniciens, considérés comme un danger perpétuel pour l'autogestion. Les grèves ont été relativement nombreuses au cours des années soixante et au début des années soixante-dix bien que les autorités les aient condamnées et qu'elles ne soient pas réglementées légalement. Semi-officiellement, il est dit que les grèves étaient surtout provoquées par la répartition des revenus de l'entreprise, mais des grèves ont également éclaté contre des chefs-d'entreprise, les autorités politiques et même les conseils ouvriers, qui peuvent représenter la majorité des travailleurs tout en laissant insatisfaite une minorité qui se sent exploitée. Après la suppression au moins partielle du sur-emploi en vigueur immédiatement après la guerre, le chômage a commencé à croître et a frappé plus de 580 000 personnes en 1975, soit 5,5 % environ de la main-d'œuvre totale et plus de 10 % des travailleurs employés hors de l'agriculture. En outre, à partir du début des années soixante, les Yougoslaves ont émigré dans les pays ouest- européens pour y chercher du travail, de sorte qu'en 1972 un million de Yougoslaves environ étaient employés à l'étranger. L'échec dans le domaine de l'emploi a plusieurs causes : on a d'abord forcé les gens à quitter l'agriculture, l'intensité en capital des investissements a été excessive, le secteur des services a été insuffisamment développé et le secteur privé fortement limité. Malgré la garantie du droit au travail, inscrite dans la Constitution, seule une faible part des chômeurs touche des indemnités.