26 juin 2020
https://www.openedition.org/12554 , info:eu-repo/semantics/openAccess
Alain Desrosières, « Les qualités des quantités. Comment gérer la tension entre réalisme et conventionnalisme ? », Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, ID : 10.4000/books.editionsehess.20327
Les catégories employées pour penser le monde social et agir sur lui sont-elles « réelles » ou « conventionnelles » ? Si cette question est débattue par des philosophes ou par des spécialistes de certaines sciences sociales (sociologie, anthropologie, histoire), elle l’est peu par les économistes et par les acteurs de la vie sociale, sauf en cas de remise en cause de la « naturalité » de ces catégories. Cette remarque suggère de considérer le problème du réalisme des catégories comme une question empirique, et non plus seulement épistémologique. Dans quelles circonstances et pourquoi des acteurs mobilisent-ils ou critiquent-ils des arguments portant sur le caractère « naturel » ou « construit » des catégories utilisées pour penser et transformer le monde ? Ceci implique d’envisager simultanément, d’une part, l’analyse théorique des catégories cognitives et pragmatiques et, d’autre part, l’étude empirique de leurs usages sociaux et des controverses à leur propos. Un domaine se prête bien à une telle étude : celui des outils de quantification, utilisés, d’une part, par des acteurs sociaux à des fins d’action ou de critique (cas de la statistique publique) et, d’autre part, par des spécialistes des sciences sociales, à des fins de connaissance. Plus précisément, les débats autour de la « qualité » des statistiques sont analysés dans cette perspective : ce thème de la qualité a émergé dans les instituts nationaux de statistique (INS) dans les années 1990.L’idée de « qualité » a sa source dans le monde industriel. Le statisticien Deming, pionnier américain des enquêtes par sondage, a développé ce thème dans les entreprises japonaises, puis ce souci a été réimporté par les statisticiens, en articulant désormais trois préoccupations : la « fiabilité » au sens classique, un style managérial de gestion du personnel des INS et une attention portée aux besoins des « clients ». Six critères de qualité ont été explicités : la pertinence, la précision, l’actualité, l’accessibilité, la comparabilité et la cohérence. Auparavant, les statisticiens assimilaient la notion de « qualité » au seul critère de la précision. Une conséquence de ce « mouvement de la qualité » est de pousser à examiner les relations entre ces six critères, notamment du point de vue du statut de réalité des statistiques. Une question théorique sous-tend l’analyse : comment les statisticiens pensent-ils la tension qui résulte de ce que leurs objets peuvent être vus à la fois comme « réels » (ils existent antérieurement à leur mesure) et comme « construits à partir de conventions » (ils sont, d’une certaine manière, « créés » par ces conventions) ? Cette question est implicite dans les débats suscités par la circulation des statistiques. Les six critères de qualité sont lus à travers la distinction entre ces deux épistémologies, « réaliste » et « conventionnaliste ». En particulier, la distinction, technique et sociologique, entre les critères de pertinence et de précision, implique une interprétation réaliste des statistiques, souhaitée par les utilisateurs et pourtant problématique. Le statisticien doit se référer à ces deux épistémologies en apparence contradictoires, selon les moments de son activité. De ce fait, il est conduit à formuler diverses figures de compromis pour gérer cette tension.