12 décembre 2017
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Karine Arneodo, « Genzai, ici et maintenant : notes pour une réflexion sur les valeurs du « présent » dans la poésie de Tamura Ryūichi et d’Ayukawa Nobuo », Presses de l’Inalco, ID : 10.4000/books.pressesinalco.1162
L’expérience traumatique de la Seconde Guerre mondiale fut à l’origine, dans le domaine de la poésie de forme libre au Japon, d’un processus de réforme des fondements de l’activité poétique. Ce processus donna naissance à un nouveau courant de la poésie moderne, la poésie de l’après-guerre, qui mettait au centre de son activité une réflexion de nature éthique. Dans les premières années de l’après-guerre un groupe de poètes du nom d’Arechi (Terre vaine s’est attelé à la question de la reconstruction de la société japonaise. Dans cet article sont considérées les poésies de deux des représentants majeurs de la poésie d’Arechi : Tamura Ryūichi et Ayukawa Nobuo. Dans les poésies de ces deux poètes il est possible de relever l’existence d’un moment inaugural dans lequel est donnée une définition du « présent » sous la forme d’un positionnement du sujet « moi, ici et maintenant ». Toutefois, loin de se constituer comme une affirmation du soi, ce moment inaugural se structure chez les deux poètes comme un moment de négation pure quand il aboutit à la proposition d’un sujet qui se dit mort. Une première analyse permet d’envisager ce positionnement paradoxal comme l’expression d’un sentiment de culpabilité qui témoignerait également de la difficulté dans laquelle se trouvait le survivant d’affirmer de manière physique et tangible son existence dans la tabula rasa du Japon de l’immédiat après-guerre. Mais une analyse plus approfondie permet de saisir ce qu’il y a de provocateur dans l’expression d’un sujet qui affirme littéralement : « Je suis mort ». En s’appuyant sur les travaux du penseur Sakai Naoki une interprétation est donnée à cette proposition scandaleuse comme un refus d’occuper la place du sujet dans la société de l’après-guerre. En introduisant la mort comme sujet ou structure dans le texte poétique les poètes travaillaient en fait à démolir la sympathie fictionnelle d’une communauté qui avait tendance à se représenter la guerre comme une simple catastrophe naturelle en se soustrayant à la responsabilité de la guerre. Pour comprendre le choix que firent ces poètes d’occuper la place du mort, il faut prendre en considération la manière dont le système de représentation communautaire en vigueur durant la période du nationalisme avait détruit la réalité de la mort individuelle pour donner à la mort le sens d’un sacrifice pour la patrie. En convergeant vers la position d’énonciation du mort, les poètes de l’après-guerre se sont opposés à la dissémination de l’élément individuel dans la fiction d’un collectif totalisant et totalitaire et se sont attaqués à l’idéologie de la mort pour prendre la défense de l’homme mort et de la valeur d’unicité irréductible de la mort individuelle. Cet article analyse la manière dont les poètes de l’après-guerre ont soulevé des questions qui ne relevaient pas uniquement du domaine de l’esthétique et comment ils ont réintroduit, en réponse aux hyperboles du modernisme, la question de la restauration du sens en poésie.