9 février 2017
https://www.openedition.org/12554 , info:eu-repo/semantics/openAccess
Capucine Perriot, « L’archéologue et les frontières en Sibérie méridionale », Publications de la Sorbonne, ID : 10.4000/books.psorbonne.6301
L’article analyse les rapports entretenus entre les frontières géographiques, administratives et culturelles de l’Asie centrale orientale contemporaine et celles des variantes régionales d’un vaste ensemble chalcolithique, la culture d’Afanas’evo. Définie avant tout par des données funéraires, cette culture témoigne d’une mutation sans précédent du mode de vie des populations de Sibérie méridionale au cours de la seconde moitié du IVe millénaire : adoption de pratiques d’élevage, développement de la métallurgie, investissement inédit des espaces funéraires. L’examen de la carte de répartition des sites après un siècle de recherches fait apparaître plusieurs concentrations, qui correspondent à autant de bassins-versants, mais coïncident aussi avec de grandes régions administratives, aux statuts variés, membres de la Fédération de Russie et des pays voisins (Chine, Kazakhstan, Mongolie). Or, ces frontières contemporaines, censées respecter la cohérence de frontières identitaires ignorées pendant la période soviétique, sont aussi celles de la pratique archéologique : les archéologues peuvent ainsi être pris à partie pour participer à la réappropriation des traditions par les pouvoirs locaux. Une multitude de faciès régionaux ont aujourd’hui été identifiés, au point que nombre de chercheurs parlent désormais de « communauté historico-culturelle » d’Afanas’evo. Un parcours dans l’histoire des recherches sur la protohistoire sibérienne permet donc de s’interroger sur le sens des lignes de partage tracées par l’archéologue au sein des assemblages qu’il étudie. Trois périodes de durées inégales sont successivement envisagées. La première correspond à la majeure partie de l’ère soviétique, au cours de laquelle la culture d’Afanas’evo a été identifiée dans le bassin de Minoussinsk, puis dans des régions plus occidentales et méridionales au point d’être attestée dans une vaste région à la périphérie nord-est de l’Asie centrale. Les modèles théoriques de l’archéologie soviétique ont détourné les archéologues de l’étude des espaces de marge, au bénéfice de l’identification de régularités culturelles homogènes au sein d’ensembles topographiquement cohérents. Les lignes de partage, non cartographiées, sont restées impensées, d’autant qu’à la même période, une géographie particulière de la recherche s’est mise en place sous l’influence croisée de la concurrence entre institutions centrales et de la construction identitaire régionale : une forte régionalisation des études s’est consolidée. C’est lors de cette période fondatrice qu’a émergé l’habitude malheureuse, mais désormais bien ancrée chez les spécialistes, de parler de groupes d’« Afanas’eviens ». Une des conséquences du décloisonnement de l’Union soviétique a été la recomposition des logiques institutionnelles de la pratique archéologique. L’archéologue, essentiellement recruté désormais dans des instituts régionaux, est chargé d’explorer les spécificités de l’histoire locale et trace de nouvelles lignes de frontières internes au sein des cultures archéologiques anciennement définies. Le changement de vocable pour désigner la culture d’Afanas’evo trahit directement cette évolution. L’inertie des modèles d’interprétation et des traditions de recherche hérités de la période précédente explique toutefois que cette multiplication des frontières internes n’attise pas la découverte des importants territoires qui leur correspondent. La production récente de deux ouvrages consacrés à la culture d’Afanassievo montre toutefois qu’une dynamique nouvelle de regroupement des données est à l’œuvre entre les régions, même si certaines frontières contemporaines continuent de jouer un rôle délétère sur les échanges scientifiques. Elle contribue à rendre possible l’émergence d’une approche macrorégionale de la culture d’Afanas’evo qui interroge enfin les espaces vides de sites et les liens qu’ont pu entretenir les différents territoires entre eux. Ces efforts de coopération interrégionale n’ont toutefois pas encore une véritable ambition de synthèse historique sur le statut des populations qui ont produit les vestiges étudiés et ont été les acteurs des transformations de leurs modes de vie. C’est peut-être que cette ambition ne peut voir le jour qu’en adoptant un point de vue décentré vis-à-vis des enjeux politiques auxquels sont soumises les équipes régionales ; c’est en tout cas l’approche qui guide mon travail de thèse.