L’archéologue et les frontières en Sibérie méridionale

Résumé Fr En

L’article analyse les rapports entretenus entre les frontières géographiques, administratives et culturelles de l’Asie centrale orientale contemporaine et celles des variantes régionales d’un vaste ensemble chalcolithique, la culture d’Afanas’evo. Définie avant tout par des données funéraires, cette culture témoigne d’une mutation sans précédent du mode de vie des populations de Sibérie méridionale au cours de la seconde moitié du IVe millénaire : adoption de pratiques d’élevage, développement de la métallurgie, investissement inédit des espaces funéraires. L’examen de la carte de répartition des sites après un siècle de recherches fait apparaître plusieurs concentrations, qui correspondent à autant de bassins-versants, mais coïncident aussi avec de grandes régions administratives, aux statuts variés, membres de la Fédération de Russie et des pays voisins (Chine, Kazakhstan, Mongolie). Or, ces frontières contemporaines, censées respecter la cohérence de frontières identitaires ignorées pendant la période soviétique, sont aussi celles de la pratique archéologique : les archéologues peuvent ainsi être pris à partie pour participer à la réappropriation des traditions par les pouvoirs locaux. Une multitude de faciès régionaux ont aujourd’hui été identifiés, au point que nombre de chercheurs parlent désormais de « communauté historico-culturelle » d’Afanas’evo. Un parcours dans l’histoire des recherches sur la protohistoire sibérienne permet donc de s’interroger sur le sens des lignes de partage tracées par l’archéologue au sein des assemblages qu’il étudie. Trois périodes de durées inégales sont successivement envisagées. La première correspond à la majeure partie de l’ère soviétique, au cours de laquelle la culture d’Afanas’evo a été identifiée dans le bassin de Minoussinsk, puis dans des régions plus occidentales et méridionales au point d’être attestée dans une vaste région à la périphérie nord-est de l’Asie centrale. Les modèles théoriques de l’archéologie soviétique ont détourné les archéologues de l’étude des espaces de marge, au bénéfice de l’identification de régularités culturelles homogènes au sein d’ensembles topographiquement cohérents. Les lignes de partage, non cartographiées, sont restées impensées, d’autant qu’à la même période, une géographie particulière de la recherche s’est mise en place sous l’influence croisée de la concurrence entre institutions centrales et de la construction identitaire régionale : une forte régionalisation des études s’est consolidée. C’est lors de cette période fondatrice qu’a émergé l’habitude malheureuse, mais désormais bien ancrée chez les spécialistes, de parler de groupes d’« Afanas’eviens ». Une des conséquences du décloisonnement de l’Union soviétique a été la recomposition des logiques institutionnelles de la pratique archéologique. L’archéologue, essentiellement recruté désormais dans des instituts régionaux, est chargé d’explorer les spécificités de l’histoire locale et trace de nouvelles lignes de frontières internes au sein des cultures archéologiques anciennement définies. Le changement de vocable pour désigner la culture d’Afanas’evo trahit directement cette évolution. L’inertie des modèles d’interprétation et des traditions de recherche hérités de la période précédente explique toutefois que cette multiplication des frontières internes n’attise pas la découverte des importants territoires qui leur correspondent. La production récente de deux ouvrages consacrés à la culture d’Afanassievo montre toutefois qu’une dynamique nouvelle de regroupement des données est à l’œuvre entre les régions, même si certaines frontières contemporaines continuent de jouer un rôle délétère sur les échanges scientifiques. Elle contribue à rendre possible l’émergence d’une approche macrorégionale de la culture d’Afanas’evo qui interroge enfin les espaces vides de sites et les liens qu’ont pu entretenir les différents territoires entre eux. Ces efforts de coopération interrégionale n’ont toutefois pas encore une véritable ambition de synthèse historique sur le statut des populations qui ont produit les vestiges étudiés et ont été les acteurs des transformations de leurs modes de vie. C’est peut-être que cette ambition ne peut voir le jour qu’en adoptant un point de vue décentré vis-à-vis des enjeux politiques auxquels sont soumises les équipes régionales ; c’est en tout cas l’approche qui guide mon travail de thèse.

This article puts into question the relationship between the political and cultural borders of contemporary Eastern Central Asia and those of the assemblages of the æneolithic Afanas’evo culture. This culture marks the end of the Neolithic in Western South Siberia. Its carriers first used metals and practiced innovative economic strategies including animal husbandry and hunting. This new way of life emerged in the middle of the IVth millenium BC in association with a symbolic revolution brought to light by novel ways to mark the landscape. The site distribution map shows two strong concentrations: the Russian Altai and the Minusinsk Basin. They correlate with coherent – but incredibly varied – topographical units but also with largely autonomous parts of the Russian Federation. These modern borders are the product of a century long strategy to vindicate regional cultural identities; they have impacted on archæological research practices and finance. As a result, a number of regional assemblages have been identified within the Afanas’evo culture, now more commonly referred to as a « historical-cultural phenomenon ». A journey through the last century of research therefore permits us to reflect on the scope of the discrete cultural assemblages defined by archæologists: what does tracing internal limits imply and mean? Three successive periods are considered. The first runs for the half century after the discovery of the Afanas’evo culture when its frontiers widen progressively within Southern Siberia. Soviet models of prehistoric development rely on the perceived homogeneity of cultural assemblages and deter scholars from investigating the peripheries of the culture. Competitive research strategies between the few central institutions and to a lesser degree regional identity dynamics result in a strong regionalisation of research programs still perceptible to this day. The perestroika and later dislocation of the USSR changed the dynamic of archæological research in South Siberia by allowing smaller structures to take an active role in the exploration of regional territories. The Afanas’evo culture has grown to be seen as a more complex phenomenon due to an increasing number of identified sub-groups resulting in a change of vocabulary. However the spatial dimension of this internal division has not been clearly addressed because of the resilience of the interpretative models inherited from the previous era. The borders of the regional assemblages remain often undefined and unchallenged, the opportunity of unexplored « frontiers » not recognised within the studied territories. A recent initiative has been taken to overcome the traditional regionalised perspective adopted by scholars when studying their material and to create new conditions for a broader outlook on the Afanas’evo culture. Sharing available data and developing interregional collaborations are the first steps towards elaborating a new, more dynamic, history of cultural interactions in the area. It is now possible to question the spatial gaps in our documentation and consider the role some might have played in the regional dynamics of cultural exchange even when such territories have not yet been explored. The new viewpoint transforms the untold-of peripheries of yesterday into the « new frontiers » of archæological research. Both practical and methodological obstacles continue to stand in the way of such an attempt, but the New Frontier is here: are we up to the task? Are we equal to the challenge ?

document thumbnail

Par les mêmes auteurs

Sur les mêmes sujets

Sur les mêmes disciplines

Exporter en