Punition ou sécurité : les paradoxes de la complexité

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26 avril 2021

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Jean Paries, « Punition ou sécurité : les paradoxes de la complexité », Publications de la Sorbonne, ID : 10.4000/books.psorbonne.74074


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Le procès du « mont Sainte-Odile » a duré quatorze ans et pourtant nous n’avons rien appris de sérieux pour la sécurité aérienne qu’on ne savait déjà au bout de deux ans d’enquête administrative. Il est probable que les familles des victimes auraient bien mieux accès à la « vérité » à laquelle elles aspirent légitimement si elles étaient associées à l’enquête administrative, et il est profondément anormal qu’elles n’en soient pas partie prenante au même titre que les autres composantes.Quant à l’effet d’exemplarité, c’est aussi une illusion. La pénalisation obtient exactement le contraire de ce qu’elle prétend faire : elle augmente la fréquence des catastrophes. Si chaque seconde dans le monde, un avion décolle en offrant à ses passagers la meilleure sécurité de tous les modes de transport, c’est parce que des millions de gens font à peu près bien leur travail. Non par peur de la prison, mais parce que leurs activités sont cadrées par un système social et technique qui fournit les guides, les ressources et les contraintes nécessaires. Et parce que, inlassablement depuis un siècle, ce système apprend de ses erreurs, recherche ses faiblesses et les corrige. La pénalisation des défaillances ruine cette lucidité, paralyse cet apprentissage. Elle ne renforce pas la conscience des responsabilités, elle renforce la peur d’être pris. La priorité de chacun n’est plus de gérer le risque en conscience professionnelle, mais de minimiser son risque personnel d’inculpation. La culture de sécurité est minée par l’auto-protection, la précaution générale, la dissimulation, le « pas vu pas pris ». Et surtout par l’inflation de la règle : on écrit celles qui, si elles étaient appliquées, garantiraient la sécurité, sans se préoccuper de leur applicabilité, ni de leur cohérence. La peur de l’inculpation enfle le volume des référentiels. Parfois l’obéissance aux référentiels. Mais ni leur efficacité, ni l’intelligence nécessaire à leur application.La pénalisation de l’accident tend ainsi à se nourrir elle-même. Elle pousse l’industrie – qui ne demande souvent que ça – à la mise en scène illusoire d’un contrôle total, qui justifie à son tour la pénalisation (car dans ce monde maîtrisé, il faut nécessairement de grandes fautes pour faire des catastrophes), et nourrit la montée des exigences déraisonnables de l’époque (car dans un tel monde, il suffit d’être prudent et obéissant pour que l’accident disparaisse). Nous ne sortirons pas du cercle vicieux sans une révolution culturelle et une (petite) réforme du droit pénal. Il faut réduire le nombre des enquêtes pénales consécutives aux catastrophes industrielles dans les pays comme la France dont le droit les prévoit systématiquement. Il faut les réserver aux présomptions de sabotage, de malveillance ou de grave négligence. La référence à la « maladresse », l’« inattention », et même dans bien des cas le « manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements » est dramatiquement simpliste face à la complexité des mécanismes de défaillance des grands systèmes modernes. Elle est totalement décalée par rapport à la pensée scientifique, et quasi inopérante pour penser et agir sur la sécurité. Son usage judiciaire y a des effets collatéraux dévastateurs. Et honnêtement, quelle sorte de justice peut-on rendre en son nom ?

The "Mont Sainte-Odile" trial lasted fourteen years and yet nothing of considerable importance has been learned about aviation safety than what was known after two years of the administrative investigation. It is likely that the victims’ families would have had better access to the "truth", to which they legitimately aspire, if they had been included in the administrative investigation, and it is quite unfair that they were not actively involved in the same way as other elements.As for the deterrent nature effect, that is also an illusion. The penalty results in exactly the opposite effect of what it claims to do, it increases the frequency of disasters. If a plane takes off, every second in the world, offering passengers the best security of all modes of transport, it is because millions of people have done their job well. Not due to the fear of prison, but because their activities are framed by a social and technical system which provide the guides, resources and necessary constraints. And because over the past century, the system has tirelessly learned from its mistakes, researched it weaknesses and corrected them.The penalties for failure ruin this lucidity, paralysing this learning. It does not reinforce the sense of responsibility; it underlines the fear of being caught. The priority of each is no longer to manage the risk in a professional sense, but to minimise ones personal risk of prosecution The safety culture is undermined by self-protection, general precaution, concealment, and the "not seen, not caught"outlook. And especially by the inflation of the rule: write that which, if they are applicable, would guarantee security, without being preoccupied with their applicability or their consistency. The fear of prosecution inflates the volume of bench marks; sometimes obedience to bench marks; but not the effectiveness or the necessary intelligence for their implementation.The criminalisation of the accident tends to feed itself. It drives the industry, which is exactly what it often wants, to stage an illusion of total control, which in turn justifies the penalty (because in this controlled world, major mistakes are needed to bring about a disaster), and nourishes the rise in unreasonable demands of the time (because in this controlled world, it is sufficient to be careful and obedient for accidents to disappear). We will not escape this vicious circle without a cultural revolution and a (small) reform to criminal law. We must reduce the number of criminal investigations related to industrial disasters in countries like France, which the law makes provision for systematically. They should be reserved for suspected sabotage, malicious intent or gross negligence. The references to "clumsiness", “inattention" and even in many cases "the breach of duty of safety or prudence imposed by the law or regulations" are dramatically simplistic given the complexity of the mechanisms of failure of large modern systems. It is completely removed from scientific thinking, and is almost ineffective for thinking and acting on security. Its legal practise has a collateral and devastating effect thereon. But honestly, what kind of justice can be made in its name?

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