26 avril 2021
https://www.openedition.org/12554 , info:eu-repo/semantics/openAccess
Le procès du « mont Sainte-Odile » a duré quatorze ans et pourtant nous n’avons rien appris de sérieux pour la sécurité aérienne qu’on ne savait déjà au bout de deux ans d’enquête administrative. Il est probable que les familles des victimes auraient bien mieux accès à la « vérité » à laquelle elles aspirent légitimement si elles étaient associées à l’enquête administrative, et il est profondément anormal qu’elles n’en soient pas partie prenante au même titre que les autres composantes.Quant à l’effet d’exemplarité, c’est aussi une illusion. La pénalisation obtient exactement le contraire de ce qu’elle prétend faire : elle augmente la fréquence des catastrophes. Si chaque seconde dans le monde, un avion décolle en offrant à ses passagers la meilleure sécurité de tous les modes de transport, c’est parce que des millions de gens font à peu près bien leur travail. Non par peur de la prison, mais parce que leurs activités sont cadrées par un système social et technique qui fournit les guides, les ressources et les contraintes nécessaires. Et parce que, inlassablement depuis un siècle, ce système apprend de ses erreurs, recherche ses faiblesses et les corrige. La pénalisation des défaillances ruine cette lucidité, paralyse cet apprentissage. Elle ne renforce pas la conscience des responsabilités, elle renforce la peur d’être pris. La priorité de chacun n’est plus de gérer le risque en conscience professionnelle, mais de minimiser son risque personnel d’inculpation. La culture de sécurité est minée par l’auto-protection, la précaution générale, la dissimulation, le « pas vu pas pris ». Et surtout par l’inflation de la règle : on écrit celles qui, si elles étaient appliquées, garantiraient la sécurité, sans se préoccuper de leur applicabilité, ni de leur cohérence. La peur de l’inculpation enfle le volume des référentiels. Parfois l’obéissance aux référentiels. Mais ni leur efficacité, ni l’intelligence nécessaire à leur application.La pénalisation de l’accident tend ainsi à se nourrir elle-même. Elle pousse l’industrie – qui ne demande souvent que ça – à la mise en scène illusoire d’un contrôle total, qui justifie à son tour la pénalisation (car dans ce monde maîtrisé, il faut nécessairement de grandes fautes pour faire des catastrophes), et nourrit la montée des exigences déraisonnables de l’époque (car dans un tel monde, il suffit d’être prudent et obéissant pour que l’accident disparaisse). Nous ne sortirons pas du cercle vicieux sans une révolution culturelle et une (petite) réforme du droit pénal. Il faut réduire le nombre des enquêtes pénales consécutives aux catastrophes industrielles dans les pays comme la France dont le droit les prévoit systématiquement. Il faut les réserver aux présomptions de sabotage, de malveillance ou de grave négligence. La référence à la « maladresse », l’« inattention », et même dans bien des cas le « manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements » est dramatiquement simpliste face à la complexité des mécanismes de défaillance des grands systèmes modernes. Elle est totalement décalée par rapport à la pensée scientifique, et quasi inopérante pour penser et agir sur la sécurité. Son usage judiciaire y a des effets collatéraux dévastateurs. Et honnêtement, quelle sorte de justice peut-on rendre en son nom ?