5 février 2024
Ce document est lié à :
info:eu-repo/semantics/reference/issn/2261-9623
info:eu-repo/semantics/openAccess , https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Guillaume Dulong, « L’union du masque et du corps des super-héros : nudités des Watchmen (2019) », Mise au point, ID : 10.4000/map.7020
En 2019, le scénariste Damon Lindelof réalise son grand projet, l’adaptation audiovisuelle de la bande dessinée de Dave Gibbons et Alan Moore, Watchmen. Celle-ci relit la mythologie super-héroïque comme revers et légende des contradictions d’une société américaine individualiste et libérale, impérialiste et démocratique. L’adaptation télévisuelle est à la fois une suite et un retour aux origines de l’univers du comics. Corrélativement, c’est une critique de la manière dont l’Amérique écrit sa propre histoire. Ainsi l’intrigue se déroule dans une réalité alternative mais s’ouvre pourtant sur un événement réel : les émeutes raciales et le massacre des Afro-Américains des 31 mai et 1er juin 1921 à Tulsa. La narration réinterprète les interdits de l’histoire (fiction et historiographie), ce qui ne doit pas se dire et qui est entre les lignes, entre les cases du comics : la persécution et invisibilisation systémique que subit la minorité afro-américaine.Lindelof y pense la représentation super-héroïque de la subjectivité watchmen, comme volonté de puissance ou amour monstre. Elle est « monstre » étant donné le double sens de watch : elle regarde et se donne à voir (watch). Elle est « monstre », aussi, en ce qu’elle joue la montre (watch) en se racontant son apocalypse. Gibbons et Moore présentaient déjà le procès de subjectivation super-héroïque, voire de l’Übermensch nietzschéen en tant que Corps. Ils en faisaient une version idéologique de la subjectivité de l’homme normal en homme du ressentiment : les troubles d’identité des héros masqués (ou non) interrogeaient l’incarnation en persona du sujet contemporain. Ainsi les héros étaient-ils travaillés par « la question watchmen » s’inspirant de celle de Juvénal : « Quis custodiet ipso custodes ? » (traduite en anglais par Who watches the watchmen ?, Qui regarde ceux-là mêmes qui regardent ?)Or la série radicalise l’ambivalence de cette lecture du super-héros entre masque avide de pouvoir et corps débordant de puissance. D’une part, elle exhibe le dispositif de pouvoir et le racisme latent de ladite mythologie comme instrument de régulation d’une société du contrôle panoptique, celle de l’organisation des Cyclopes, gardienne d’une norme xénophobe. D’autre part, Lindelof prétend redonner parole, image et corps, aux traumatisés, aux anormaux, nourrissant une subjectivité résistante et puissante : la nudité bleue. Ainsi nous offre-t-il une triade capitoline à démasquer : Hooded Justice/William Reeves (Louis Gossett Jr), Sister Night/Angela Abar (Regina King) et Dr Manhattan/Calvin Abar/Jon Osterman (Yahya Abdul-Mateen II).