27 janvier 2023
Ce document est lié à :
info:eu-repo/semantics/reference/issn/2264-7082
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ , info:eu-repo/semantics/openAccess
Alain Ghio et al., « 30 ans de recherches en phonétique clinique au LPL », TIPA. Travaux interdisciplinaires sur la parole et le langage, ID : 10.4000/tipa.5854
Le domaine des recherches en Phonétique Clinique vise à améliorer nos connaissances sur les pathologies de la parole en confrontant les méthodes et les recherches en phonétique avec les données cliniques et les diagnostics des cliniciens. En France, la Phonétique Clinique s’est développée depuis une trentaine d’années dans une communauté importante de phonéticiens, linguistes, informaticiens, ingénieurs, médecins, orthophonistes et cliniciens, qui s’est autostructurée autour de ce champ de recherche.Le LPL a une très longue expérience dans ce domaine au travers de nombreuses collaborations avec les centres hospitaliers de la région et autres partenaires au niveau national. Ces collaborations ont permis l’élaboration de nombreux projets portant sur des pathologies très variées (dysphonies, maladie de Parkinson, SLA, sclérose en plaques, cancers de la cavité buccale et de l’oropharynx, apraxie, etc.). Les méthodologies traditionnelles de la phonétique (analyses de la production et de la perception de la parole) ont été adaptées de façon à répondre aux contraintes spécifiques de la parole pathologique. Notamment, l’aérophonométrie, la mesure de l’intelligibilité de la parole, la transcription de la parole pathologique ou encore le choix des paramètres de l’analyse acoustique ont été fortement questionnés et améliorés par les recherches du LPL.Les questionnements de recherche sont multiples en phonétique clinique mais peuvent, dans un premier temps, s’articuler autour de deux grandes questions : (1) quelles sont les apports des recherches en phonétique sur la compréhension des pathologies de la parole ? ;(2) en quoi les pathologies de la parole permettent-elles de mieux comprendre les mécanismes complexes qui régissent la production et la perception de la parole ? Aussi, l’ensemble des travaux sont menés avec le double objectif, d’une part, d’apporter une aide aux cliniciens dans l’évaluation de la sévérité du trouble que ce soit pour un bilan ponctuel ou dans une évaluation thérapeutique (rééducation, traitement chirurgical, pharmacologique, électrophysiologique), et d’autre part d’améliorer nos connaissances sur la parole en caractérisant les productions considérées comme « atypiques ».Sans être exhaustif, cet article offre un panorama des recherches en phonétique clinique du LPL. Après un bref historique rappelant l’émergence de la phonétique clinique au LPL, il s’organise autour des travaux actuels menés du LPL sur les pathologies laryngées, les perturbations motrices, l’intelligibilité de la parole et les troubles de planification de la parole.Les premiers travaux au LPL alliant phonétique et préoccupations cliniques remontent au milieu des années 1970-1980. Ces études n’ont véritablement constitué un axe de recherche au LPL que dans les années 1990 avec la mise en place de collaborations étroites avec le service ORL du CHU de la Timone à Marseille autour de l’analyse des pathologies de la voix. Ces recherches fondatrices n’ont cessé de se développer et ont vu leur champ d’investigation s’élargir sur les troubles de la parole et sur les troubles neurologiques de la motricité ou de la planification de la parole, dans lesquels les collaborations avec le service de neurologie du CH du Pays d’Aix ont été décisives. Ces collaborations cliniques ont par ailleurs soutenu la valorisation et la diffusion de ces recherches dans le monde socioéconomique, notamment avec l’invention, la fabrication et la commercialisation du dispositif d’Évaluation Vocale Assistée (EVA).Les pathologies laryngées ont été le premier périmètre exploré et ont donné lieu à de nombreuses publications. L’établissement d’un bilan vocal à la fois perceptif et instrumental a monopolisé l’essentiel des efforts. Néanmoins, et malgré l’apport du traitement automatique de la parole, l’approche instrumentale issue de la phonétique reste peu appliquée en pratique clinique pour diverses raisons abordées dans l’article. Des perspectives sont proposées et peuvent ouvrir de nouveaux horizons à la phonétique clinique. Les pathologies laryngées ont également permis d’interroger le fonctionnement linguistique et la représentation phonologique des unités du langage, notamment au regard du trait de voisement, sur lequel repose un contraste lexical de base et quasi-universel dans les langues du monde.Les perturbations motrices dont les symptômes sur la parole sont regroupés sous le terme de dysarthrie ont fait aussi l’objet de travaux importants au laboratoire, notamment dans le cadre de la maladie de Parkinson. Ces études ont apporté des éléments au modèle physiopathologique de la maladie en mesurant divers paramètres de la parole dans un contexte de monitoring de la maladie. Par exemple, les effets thérapeutiques (médicamenteux ou électrophysiologiques) ont été étudiés via des analyses instrumentales acoustiques et physiologiques (aérodynamique). La dimension prosodique a également reçu une place importante. Ces travaux ont permis de mettre en lumière les caractéristiques de la parole des patients parkinsoniens en intégrant les interactions entre les troubles pathologiques et la structure linguistique à différents niveaux d’organisation.La mesure de l’intelligibilité de la parole, qui a souvent sous-tendu les recherches du laboratoire, a aussi pris de l’ampleur et a été intégré à une perspective clinique d’abord avec les travaux sur la maladie de Parkinson, puis dans le cadre des séquelles de cancers de la cavité orale et de l’oropharynx. Les biais relatifs à la perception de la parole ont donné lieu à diverses alternatives aux batteries de tests d’intelligibilité permettant de proposer des solutions linguistiquement justifiées et adaptées à la pratique clinique. Elles ont aussi permis d’étudier plus précisément l’articulation entre les divers niveaux perceptifs impliqués dans le décodage et la compréhension de la parole.Plus récemment, les questions relatives à la planification de la production de parole ont émergé au sein du laboratoire. Les pathologies de la parole et la phonétique clinique offrent un cadre pour tester ces questions. Des recherches comparant des sujets sains vs. atteints de déficits cognitifs liés à la sclérose en plaques sont menés au LPL pour explorer comment les contraintes cognitives influencent la planification de la parole. Ces études montrent que, contrairement aux présupposés théoriques soutenant que la planification de la parole est automatique (ne faisant pas intervenir des traitements cognitifs liés au langage ou à la mémoire de travail, par exemple), les sujets ont des stratégies de production de la parole qui varient selon leurs capacités cognitives. Enfin, il nous semble qu’un défi épistémologique et multidisciplinaire se pose maintenant à la phonétique clinique. Cliniciens et phonéticiens ont appris à chercher et travailler ensemble sur des problématiques complexes ayant un enjeu de recherche fondamentale mais aussi sociétal et de santé publique. Le défi est donc de promouvoir l’interaction et l’intercompréhension des enjeux qui meuvent ces deux communautés. Les phonéticiens doivent ainsi pouvoir proposer des champs d’application de leurs connaissances adaptées aux problématiques réelles et pratiques des cliniciens ; et inversement, les cliniciens doivent pouvoir mieux proposer des observations qui interrogent et nourrissent les réflexions sur les modèles de production, de perception et de compréhension de la parole et du langage.