2020
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Cahiers Société ; no. 2 (2020)
© Collectif Société, 2020
Gilles Labelle, « Marx, lecteur d’Épicure », Cahiers Société, ID : 10.7202/1075557ar
La thèse de doctorat de Marx, Sur la différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et Épicure, qu’il présente et défend en 1841 à Iéna, est un de ses écrits les moins commentés. Quand c’est le cas, c’est souvent pour en faire un « moment » de son parcours philosophique, comme si les intuitions initiales du « matérialisme antique » (la triade Démocrite, Épicure et Lucrèce) étaient le lointain point de départ du « matérialisme historique et dialectique », après avoir transité par le « matérialisme bourgeois » du XVIIIe siècle. A contrario de ces lectures, nous tenterons ici ce que Miguel Abensour désigne comme une opération de « libération du texte » de Marx, qui exige, avant tout, de lire sa thèse pour elle-même, c’est-à-dire de l’interroger sans l’inscrire d’emblée dans un parcours dont la connaissance qu’on aurait de son point d’arrivée autoriserait rétrospectivement à en faire une des « étapes » y menant plus ou moins inéluctablement. Ce faisant, il apparaît que Marx, loin de faire d’Épicure un « matérialiste », en fait plutôt un penseur de la « conscience de soi », plus précisément de ce que Marx désigne comme « singularité abstraite », à laquelle il oppose une « singularité concrète ». Une telle opposition, entre abstraction et concrétude, est de nature à permettre de saisir en quoi, comme l’indique Marx dans une lettre à Ferdinand Lassalle de 1857, sa thèse avait pour lui un sens politique plutôt que simplement philosophique au sens étroit du terme.