26 juin 2007
Olivier Roueff, « Les échelles du plaisir : formes d’expérience et dispositifs d’appréciation du jazz. Une enquête sur les transformations de la culture lettrée en France au vingtième siècle », HAL-SHS : histoire, philosophie et sociologie des sciences et des techniques, ID : 10670/1.01e52y
L’enquête est consacrée aux transformations des pratiques du jazz en France au vingtième siècle. Elle offre aussi, par le prisme du jazz, des éclairages sociologiques sur l’évolution des loisirs culturels, plus particulièrement sur celle de la culture lettrée, sa place sociale et la pluralité de ses formes. Ces transformations sont appréhendées à travers l’étude des catégories de perception et d’évaluation du jazz qui conditionnent la fabrication collective des expériences musicales et les diverses gratifications qu’elle peut occasionner – félicité esthétique, profits de vente, capital symbolique, etc. A la croisée de la sociologie de la culture, de l’anthropologie de la performance, de la socio-économie et de l’histoire culturelles, il s’agit par là de mieux saisir l’activité, rarement étudiée, des intermédiaires culturels (programmateurs, producteurs, éditeurs, impresarios, journalistes) dans leurs rapports conjoints avec les artistes et les publics. Cette sociologie de la « production de la réception » repose sur l’hypothèse que l’ensemble des secteurs culturels est placé en situation d’incertitude collective sur la valeur des œuvres et des artistes. Le moment de la réception publique des œuvres, et les catégories de perception et d’évaluation qui le conditionnent, apparaissent dès lors comme le « lieu » névralgique où les attentes et les ressources de tous les participants à la production continuée des mondes culturels doivent se déployer, se coordonner et occasionner les diverses rétributions recherchées. On peut ainsi décrire les activités comme régulées, chacune à leur façon, par la tentative d’anticiper, d’orienter et de capter les effets de la réception via les catégories de perception et d’évaluation que prescrivent les intermédiaires.Ces catégories sont observées non seulement dans leur état dispositionnel, sous la forme de schèmes classificatoires et d’habiletés corporelles partagés (des formes d’expérience), mais aussi dans leur état objectivé, sous la forme de structures situationnelles stabilisées (des dispositifs d’appréciation). L’enquête sur les catégories (dans la lignée, toutes proportions gardées, des Durkheim, Mauss, Bourdieu et Boltanski) est ainsi articulée aux réélaborations pragmatistes de la phénoménologie de l’expérience, en centrant l’analyse sur les actions performatives des intermédiaires, appréhendées à travers leurs techniques – soit les formes d’expérience qu’ils construisent et les dispositifs d’appréciation qu’ils fabriquent pour s’assurer de la réappropriation des premières. La notion de formes d’expérience propose une conception doublement temporalisée des cadres de l’expérience selon Erving Goffman (1991) : au plan de l’historisation des catégories d’action, dont l’histoire sociale est restituée, et au plan de la processualisation de l’ordre interactionnel, qui organise des cours d’action séquencés et orientés dont les dynamiques dépassent la simple somme des actions individuelles. Cette « processualisation » de la notion s’appuie sur l’approche pragmatiste de l’action par John Dewey (1980 [1934]), qu’il appréhende comme le « tout contextuel » formé par la dynamique structurée du commerce entre les individus et leur environnement, et sur l’approche phénoménologique de l’expérience musicale par Alfred Schütz (1964), qu’il définit comme une mise en phase (mutual tuning-in) des expériences temporelles des musiciens et des auditeurs par l’intermédiaire de la structure processuelle du « flux des sons audibles ».La notion de dispositif d’appréciation définit quant à elle des arrangements matériels et organisationnels (jazz-club, salle de concert, local associatif, festival…) qui objectivent les catégories en aménageant des épreuves destinées à réguler la coordination des forces mises en jeu. Construite à partir des usages que font Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) et Michel Callon et Bruno Latour (2005 [1989]) du « dispositif » foucaldien (1994 [1976], p. 101-135), elle est prolongée pour traiter des épreuves de confrontation non pas seulement entre des ordres de grandeur de nature morale comme chez les premiers, ou entre des volontés de puissance définies par les seuls statuts interactionnels comme chez les seconds, mais surtout entre des attentes et des motifs d’action appréhendés en termes de dispositions et d’enjeux en quête de sanction.Ce cadre d’analyse centré sur les conditions, les acteurs et les techniques de la performance musicale publique m’a permis d’approfondir trois séries de questions classiques en combinant diverses méthodes. Le principal matériel est constitué, pour les deux premières parties notamment, par un vaste corpus de commentaires publics du jazz (articles, ouvrages), et pour la troisième, par les séries d’observations de performances, d’analyses d’insertion participante dans des réseaux d’interconnaissance et d’entretiens semi-directifs (39) produites lors de terrains ethnographiques centrés sur les activités de deux jazz-clubs à Marseille et à Montreuil (1998-2001). D’autres méthodes sont néanmoins mobilisées en fonction des besoins de l’analyse : l’analyse quantifiée de réseaux de coopération ou d’espaces de polarisation (le champ du jazz en 1951, l’espace national des jazz-clubs en 1982 et 1997, le champ marseillais du jazz en 1988-1990, la programmation d’un jazz-club francilien de 1991 à 2001), l’analyse d’images fixes et animées de performances (autour du cake-walk dans les années 1910, et du jazz-club dans les années 1950-60), l’analyse des techniques et résultats d’analyses musicologiques sur partitions (années 1920 et années 1940), l’analyse d’archives organisationnelles (listings de membres, comptabilités, comptes rendus d’activités…).La première partie pose ainsi la question de la formation et de l’unité d’un genre artistique. Elle est abordée à travers l’analyse de la genèse d’une prise esthétique inédite et des réinvestissements dont elle est l’objet entre 1902 et 1939. La notion de prise a été traduite en outil sociologique, depuis la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, par Christian Bessy et Francis Chateauraynaud (1995). Jean-Louis Fabiani (2006) propose, sous l’expression de « prise multiple », de lui faire prendre en charge la plurivocité des significations disponibles qui résulte de la rencontre entre des trajectoires d’objets et leurs contextes d’appréhension. L’un des principaux résultats consiste ainsi à mettre au jour la prise multiple du rythme (afro-)américain, qui informe l’histoire du jazz (et probablement de quelques autres pratiques) jusqu’aujourd’hui. Sa particularité consiste à doter une catégorie sonore (le rythme contrapuntique de la syncope systématisée) d’une puissance d’évocation qui articule des enjeux sociaux (le renouvellement d’un hédonisme bourgeois), sexuels (la transformation des normes de sexualité juvéniles et bourgeoises) et nationaux (la définition métonymique de la culture française à partir des productions symboliques des professionnels de la culture, autour notamment du thème de l’américanisation culturelle), en termes essentiellement raciaux (l’imagerie assignée aux « nègres », avec ses rémanences et ses transformations) – sur la notion de race, et ses articulations avec les rapports de classe et de sexe, voir : Balibar & Wallerstein (1988), Fournier & Lamont (1992), Fassin & Fassin (2006), Dorlin (2006). La formation du genre musical jazz au tournant des années 1930 fixe en quelque sorte cette prise autour de la valorisation primitiviste (« nègre ») du rythme pulsé (i.e. syncopé et « pulsionnel », voire érotique).Ceci permet notamment de résoudre les difficultés posées par les approches des genres en termes de classification ou d’institutions, tout en les intégrant à l’enquête. Un genre artistique est défini comme une configuration stabilisée d’interdépendance entre, d’une part, des classifications cognitives et matérielles (des corpus) qui délimitent un répertoire de produits, un panthéon de producteurs et un canon de règles de production, d’autre part, un ensemble d’institutions relativement indépendantes (susceptibles d’agir en fonction de catégories en partie auto-déterminées, voire de les imposer) qui utilisent et prescrivent ces classifications traduites sous formes d’habiletés, voire de compétences, et de grilles d’appréciation (instances de consécration, circuits de valorisation, corps de producteurs spécialisés), et enfin, plusieurs formes spécifiques d’expériences attachées à des dispositifs d’appréciation stabilisés, dont la fabrication et la félicité constituent l’horizon régulateur des activités qui contribuent à la production et la reproduction du genre en question.Cette extension du questionnement permet ainsi de mettre en avant des contextes explicatifs rarement mobilisés pour rendre compte de l’invention et de la transformation des pratiques culturelles. Il s’agit notamment de donner toute leur place explicative aux spécificités du cadre spectatoriel music-hall tel qu’il apparaît à la fin du 19e siècle, et aux modes d’appropriation des technologies discographiques à partir des années 1920 tels qu’étudiés par Sophie Maisonneuve (2003). Cette approche conduit alors à reconsidérer les périodisations pertinentes. L’enquête ne débute pas avec l’apparition du terme jazz (aux alentours de 1917), cette approche nominaliste extrême tendant à réduire l’historicité à la succession de vocables d’époque, et à s’interdire ainsi de repérer quels sont les vocables performatifs, appuyés sur des institutions et des pratiques consistantes. Elle ne débute pas non plus avec la stabilisation d’un code sonore, option musicologique qui prête le flanc à l’anachronisme dès lors que ne sont pas interrogées les relations réellement entretenues par les agents avec les conventions musicales. L’enquête ne débute pas enfin avec la création de la première association de programmation spécialisée (le Hot Club de France) en 1932 : si celle-ci marque bien une rupture décisive, on ne la comprend pas sans restituer l’ensemble des pratiques sédimentées qui la rendent possible et qui donnent toute sa puissance d’évocation au genre musical dont elle se fait la spécialiste. Il s’agit donc de remonter à la commercialisation de la danse cake-walk en 1902, soit au moment où la prise multiple du rythme (afro-)américain est inventée.Ce moment cake-walk (1902) est d’abord situé par rapport à l’émergence du secteur des spectacles de variétés et du music-hall, et ainsi contextualisé au sein de trois séries qu’il vient entrecroiser : l’accès du marché étasunien des musiques populaires au leadership du marché international, l’intégration du music-hall et de la danse sociale au sein d’un même circuit de valorisation (le cake-walk étant simultanément une danse de bal et une danse de scène), et les transformations des imageries coloniales attachées aux « nègres ». L’élaboration de la prise du rythme (afro-)américain réalisée pour commercialiser le cake-walk est ensuite décrite comme la cristallisation d’enjeux raciaux, sexuels et sociaux autour du rythme « syncopé » et de la gestuelle « fantaisiste ».Le moment jazz band (1917) est quant à lui situé par rapport à la structure d’opportunités instaurée par la guerre, et particulièrement par la présence des troupes coloniales et surtout étasuniennes sur le sol métropolitain – soit le renouvellement des imageries ethno-raciales, et l’apparition d’un nouveau créneau marchand, les « attractions américaines ». L’utilisation démultipliée du jazz-band, format orchestral, conduit alors au réinvestissement de la prise du rythme (afro-)américain : elle est mobilisée pour définir un nouveau format de music-hall, la revue à grand spectacle, et constituée comme un marqueur moderniste par les avant-gardes (autour du format du ballet d’avant-garde et du primitivisme lettré) et par les fractions sociales aisées qui redéfinissent leurs contours autour de l’usage des loisirs publics (avec notamment le dancing et le spectacle). Les analyses et controverses savantes qui s’ensuivent contribuent à fixer un canon musical autour du jazz-band, tandis qu’au music-hall, ce dernier se voit différencié, selon une logique d’authenticité raciale, en un jazz nègre et un jazz blanc. Ceci signe une esthétisation du jazz-band, puisqu’il monte sur scène pour faire le spectacle et plus seulement l’accompagner, et ouvre alors un espace de spécialisation professionnelle aux musiciens de bal et de spectacle les mieux dotés.Avec le moment jazz hot (1928), la prise du rythme (afro-)américain est réinvestie à travers la pratique discophile et l’apparition d’une critique spécialisée, qui définissent peu à peu des positions de « passeurs » : grâce à la technologique discographique et à la distance temporelle et géographique qu’elle permet entre la prestation musicienne et l’écoute, il s’agit désormais de puiser à une source d’autant plus authentique qu’elle est lointaine – et de contrôler cette source. C’est en s’alliant puis en s’opposant aux musiciens de jazz-band spécialisés dans le « chorus hot » (soit des statuts valorisés de solistes improvisateurs virtuoses) que certains de ces « passeurs », jeunes lettrés en ascension ou déclassés, en viennent à constituer un genre musical. Les classifications et les institutions spécifiques qu’ils élaborent à partir de leur amateurisme discophile servent en effet dans un premier temps le positionnement des musiciens spécialisés au sommet du marché des variétés. Mais rapidement, il apparaît que la hiérarchie ethno-raciale promue par ces nouveaux intermédiaires esthètes situe les musiciens français et blancs loin derrière les musiciens étasuniens et noirs. Elle valorise qui plus est une forme d’expérience « artistique » peu adaptée au marché des bals et des spectacles d’où les musiciens professionnels tirent l’essentiel de leurs revenus. C’est ainsi seulement durant la Deuxième guerre mondiale que ces derniers renoueront avec le réseau institutionnel construit peu à peu par les intermédiaires du jazz hot : le Hot Club de France (1932) et sa fédération des « hot clubs » provinciaux, la revue Jazz Hot créée (1935), l’orchestre vedette du HCF avec Django Reinhardt et Stéphane Grapelly (1934), le label discographique Swing (1936), un local de répétition et d’écoute de disques (1939).La deuxième partie prolonge ce questionnement sur la stabilisation des pratiques en interrogeant la formation, à partir du genre musical « jazz », d’un champ social spécifique. Il s’agit ici de reconsidérer l’analyse en termes de « magie sociale » des homologies structurales, car elle tend à faire l’impasse sur l’ensemble des médiations processuelles qui coproduisent des corpus d’œuvres, des institutions et des publics ajustés les uns aux autres (Hennion 2003). L’enquête désynchronise ainsi les trois processus recouverts par la notion d’autonomisation (la spécialisation des producteurs, la formation d’un marché spécifique et l’autonomisation des instances de consécration) en y ajoutant deux autres rarement traités d’un même tenant : la captation et la disqualification des amateurs par l’élaboration de formes d’expérience musiciennes (autour du style bebop dans les années 1950) puis formalistes (autour du style free jazz dans les années 1960-1970), et la domestication des audiences avec l’invention des dispositifs jazz-club, concert de jazz puis jazz action.Le renouvellement du marché des variétés est ainsi impulsé durant l’Occupation par l’industrie discographique, à travers la vogue « juvénile » des chansons et des orchestres « swing » que parvient à capter en partie le HCF : il devient l’un des principaux impresarios, tourneurs, producteurs, promoteurs des musiciens spécialisés, et s’allie une nouvelle génération musicienne grâce au succès des tournois d’orchestres amateurs. A la Libération, l’élaboration et la prescription d’une forme musicienne d’expérience (le jazz comme « langage musical ») s’appuient conjointement sur la réception du style bebop, présenté comme savant, et sur la médiatisation des « caves de Saint-Germain-des-Prés » (i.e. des sociabilités d’écuries éditoriales). Les concurrences qui s’ensuivent entraînent la différenciation de deux pôles, l’un « traditionnel » et l’autre « moderne », qui marque la stabilisation du champ du jazz avec l’invention des dispositifs jazz-club et concert de jazz, soit la domestication des audiences.Au tournant des années 1960, les entrants sur le marché des musiciens et des journalistes sont soumis à une double contrainte : outsiders vis-à-vis de leurs aînés établis, et pris comme ces derniers entre l’investissement soudain du marché français par les agents dominants du marché étasunien (qui se traduit par la commercialisation simultanée de trois nouveaux styles : hard bop, jazz modal et free jazz), et la fuite des principaux intermédiaires vers le marché en expansion des variétés juvéniles (rock et yéyé). L’élaboration et la politisation d’une forme formaliste d’expérience, appuyée sur l’offre théorique « structuraliste » et sur le modèle de singularité artistique des arts contemporains, ouvre alors une voie de contournement, avec la construction d’une avant-garde légitime puis son insertion dans les réseaux décentralisés d’action culturelle mis en place dans le sillage de la crise socio-politique de 1968. La définition du dispositif jazz action et de la catégorie des musiques improvisées européennes permet, en liant l’avant-garde aux prémisses de l’économie culturelle subventionnée, la création d’un marché alternatif à la concentration parisienne des positions établies ainsi qu’à la domination du marché étasunien.L’enquête permet ainsi la formulation de réponses plus précises aux deux questions sociologiques qui organisent l’analyse. D’une part, la constitution du genre puis du champ du jazz est située dans un contexte international, c’est-à-dire en rapport avec la domination relative du marché étasunien. De ce point de vue, l’analogie avec la littérature permet de faire l’hypothèse que le champ français du jazz peut être décrit comme un champ périphérique qui s’autonomise en s’appuyant sur le pôle « puriste » du champ central (étasunien) – c’est l’analyse proposée par Pascale Casanova (1999) à propos de la littérature. Mais le jazz étant défini comme un genre à la fois américain et instrumental (et non chansonnier), ses agents ne peuvent pas s’appuyer sur la barrière linguistique pour étendre leur contrôle sur les flux d’importation des œuvres et des musiciens. Ce facteur est notamment décisif pour comprendre les modalités très différentes de la réception du bebop puis du free jazz. En effet, si l’absence de barrière linguistique empêche les intermédiaires de capter les flux d’importations pour s’en faire les passages obligés (les traducteurs), ils sont exposés directement aux aléas des stratégies des exportateurs étasuniens (ils ne peuvent prétendre qu’au statut de « passeurs »). Dès lors, leur position dépend presque exclusivement de l’intérêt que les exportateurs dominants portent au marché français, et qui se traduit essentiellement en termes de temporalité. Lorsque ces derniers sont en retrait, les intermédiaires français ont le temps de capter les produits exportés par des agents dominés du marché étasunien (en l’occurrence, le bebop), et ainsi de construire des positions internationalement dominées, mais nationalement dominantes – soit de former un champ spécifique. A l’inverse, lorsque l’offre du marché étasunien est exportée massivement et directement sur le marché français, ces positions établies se voient court-circuitées et dévaluées – et contraignent les entrants sur le marché à des stratégies de contournement, soit en l’occurrence à la constitution du free jazz en avant-garde politisée.D’autre part, le champ du jazz est aussi situé dans le champ musical (français). A cet égard, la définition habituelle du jazz comme un « art moyen », comme le seraient la photographie (Bourdieu et al 1970) ou la bande dessinée (Boltanski 1975), ne permet pas de tenir compte du fait qu’il est d’emblée appréhendé, en France, comme une forme d’expérience lettrée. Son illégitimité relative vis-à-vis des musiques académiques, et sa démarcation continuée d’avec les musiques populaires l’apparentent plus spécifiquement à une « culture libre » (définie par opposition à la culture scolaire). Cette hypothèse conduit alors à revenir sur la question de l’évolution et de la pluralité de la culture lettrée. Emmanuel Pedler (2003) rappelle en effet que le goût pour les arts savants est très minoritaire au sein de la bourgeoisie, y compris culturelle, même s’ils y sont un peu plus fréquentés que dans les autres classes sociales. On peut se demander en effet si son histoire n’est pas structurée par l’opposition entre deux éthiques de loisir, ascétique et hédoniste (Weber 1975), continûment réinvesties et spécifiées en fonction des ressources que leurs promoteurs respectifs parviennent à mobiliser – et si la domination relative de l’ascétisme pourrait n’avoir été qu’une sorte de parenthèse historique. Du fait de l’ambiguïté de sa place culturelle, le jazz constitue de ce point de vue une sorte de plaque sensible.Qui plus est, en répondant à ces questions, quelques éléments d’explication sur la genèse d’un décalage structural rémanent sont livrés. En effet, les intermédiaires qui produisent l’autonomie du champ du jazz, dans les années 1950, en rapport essentiellement avec les musiques académiques (reprenant leur forme savante et musicienne, et leur opposant l’hédonisme du rythme pulsé) finissent par fuir le jazz au tournant des années 1960 pour investir le secteur des variétés. De leur côté, les jazzmen qui s’appuient sur les formes d’expérience prescrites par les précédents pour définir des statuts d’artistes trouvent l’essentiel de leurs emplois dans les studios, les spectacles et les galas de variétés. Il faut ainsi mettre cette structuration du champ du jazz en lien avec le statut singulier du genre dans les reconfigurations récentes de la culture lettrée et du marché musical. D’un côté, Philippe Coulangeon a souligné comment le jazz joue un rôle-pivot dans la « montée de l’éclectisme cultivé », servant simultanément d’alternative « moderne » vis-à-vis de la banalisation de la musique classique et de la marginalisation de la musique contemporaine, et d’élévation culturelle vis-à-vis du rock ou d’autres genres populaires (Coulangeon 2003, 2004 ; Peterson & Simkus 1992 ; Peterson & Kern 1996). De l’autre côté, les jazzmen constituent une sorte d’élite du marché des musiques non académiques. Dans cet espace où les classifications génériques imposées par les intermédiaires sont loin d’être étanches, ce sont en effet les musiciens qui se définissent comme jazzmen qui sont en réalité les plus polyvalents. Cette situation contemporaine remonte de fait aux années 1920, et l’enquête en propose ainsi la généalogie : les formes d’expériences prescrites et les dispositifs d’appréciation stabilisés par les intermédiaires ont produit et renouvelé cette place à la fois marché marginale et cardinale du jazz au sein de la culture lettrée et du champ musical.Avec la troisième partie, la question des échelles de l’expérience est traitée de façon plus directe, en exploitant les possibilités de l’analyse ethnographique – puisqu’il s’agit cette fois de pratiques contemporaines de l’enquête – pour associer approche historique, ressources quantitatives et microanalyses. L’enjeu est de se garder de décrire cette « traduction d’échelles » sur le modèle de contextes emboîtés (chaque niveau définissant un cadre ou une simple interface pour le niveau « plus petit »), mais bien de montrer que les différents enjeux mis au jour, y compris les plus macrosociologiques, sont acheminés et font sens au sein même des formes d’expérience à l’œuvre lors des interactions spécifiques à chaque jazz-club étudié.Cette partie s’ouvre sur l’analyse d’une nouvelle structure d’opportunités apparue au tournant des années 1980. La mise en place d’une politique du jazz à partir de 1982 s’appuie ainsi essentiellement sur les réseaux de musiciens et d’intermédiaires constitués autour des musiques improvisées dans la décennie précédente. Elle a pour effets principaux de consacrer cette avant-garde en l’intégrant au secteur du marché subventionné, et d’insérer le jazz au sein des institutions pédagogiques savantes, ouvrant aux musiciens les revenus d’appoint de l’enseignement et favorisant les compétences musiciennes élaborées par la pratique des partitions (souci de la construction formelle et de la complexité harmonique, essentiellement). Au même moment, l’internationalisation et la concentration des industries musicales, accélérées par la mise sur le marché des techniques numériques (disque compact), engage des stratégies de réédition massive des fonds de catalogues : les musiciens vivants sont alors soumis à une sorte de concurrence inégale qui voit 90 % des productions discographiques réservées aux musiciens du passé. Le processus conséquent de segmentation du champ entre un « circuit marchand des jazz-clubs » et un « circuit subventionné des concerts et festivals » s’accompagne ainsi de l’imposition de formes patrimoniale et créative d’expérience du jazz.L’élaboration et la prescription de la forme patrimoniale d’expérience du jazz, ainsi que la réinvention du jazz-club, sont interprétées comme des façons de reprendre pied sur le marché pour les laissés-pour-compte de la consécration étatique et de la redistribution du panthéon discographique. Il s’agit alors de montrer comment ces processus macrosociologiques sont retraduits dans l’espace marseillais du jazz, soit la façon dont l’invention d’une tradition locale, au tournant des années 1990, repose conjointement sur la mémoire d’un « âge d’or » situé dans les années 1950, et sur la possibilité qu’ouvrent les transformations de la configuration locale pour remobiliser les réseaux d’interconnaissance professionnelle qui en sont issus. Ces résultats sont enfin exploités pour faire sens des interactions observées dans un jazz-club marseillais, le Pelle-Mêle, et décrire la fabrication « au second degré » d’expériences du jazz : la forme patrimoniale d’expérience définit le jazz comme un stock de procédés d’improvisation inventés par les maîtres du jazz des années 1940 à 1960, et réutilisés par les musiciens actuels ; il s’agit d’écouter conjointement l’œuvre en train de se faire et l’hommage qu’elle rend au génie des anciens.Le même type d’articulation d’échelles est proposé pour analyser l’invention d’une « scène musicale » inédite, celle des musiques improvisées radicalisées, autour du jazz-club montreuillois Instants Chavirés. Ses stratégies de programmation, ancrées quant à eux dans les circuits de l’économie subventionnée, le conduisent en effet de l’investissement de l’avant-garde consacrée à la construction d’une « jeune avant-garde », qui définit l’improvisation non plus comme un critère de définition du jazz, mais comme une technique musicienne vouée à la subversion des catégories génériques. La forme d’expérience élaborée est alors centrée sur la coordination sur le vif d’individualités esthétiques, dont les styles sont puisés tout autant dans les procédés du jazz que dans ceux de la musique contemporaine, du rock alternatif ou des musiques électroniques. Ce processus est rapporté en partie à la mise en place d’une politique publique des « petits lieux » dédiée aux « musiques actuelles », soit une sorte de certification catégoriale de l’éclectisme cultivé des jeunes générations scolarisées. L’enquête s’achève enfin sur la description des activités d’une association issue de cette « scène », consacrée à l’expérimentation avant-gardiste de l’expérience de l’improvisation, et montre comment les enjeux professionnels investis par les participants, définis par rapport à leurs trajectoires et à leurs positions dans le champ, sont mis à l’épreuve des effets incertains des déroulements d’interactions. Cette notion d’épreuve permet en effet de décrire précisément comment s’imbriquent, dans l’enchaînement des situations, les facteurs structuraux et la logique propre de l’ordre interactionnel.Balibar Étienne, Wallerstein Immanuel, 1988, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte.Bessy Christian, Chateauraynaud Francis (dir.), 1995, Experts et faussaires. 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