Anne Verjus, « La mise en fiction politique du sauvage civilisé : l’Empire des Nairs, de James H. Lawrence (1773-1840), de la caste indienne à l’utopie féministe », HAL SHS (Sciences de l’Homme et de la Société), ID : 10670/1.16ce68...
James Henry Lawrence publie, à vingt ans, en 1793 l’une des utopies les plus radicales de son temps, L’Empire des Nairs, aujourd’hui presque totalement oubliée. De son vivant, elle circule largement et longuement dans l’espace de la cause des femmes. Cette utopie, située sur les lointaines rives de l’Inde du sud, a aboli le mariage et la paternité pour faire cesser la violence endémique qui ronge toute société patriarcale, c’est-à-dire toute groupement humain qui prétend instrumentaliser la sexualité des femmes. Pour l’auteur, les « sauvages » au sens de personnes sans mœurs policées ne sont donc pas au loin ; ils sont parmi les hommes les plus « civilisés » du monde, au cœur de l’Europe. Le recours à l’utopie sert, comme souvent, à tendre à l’Europe un modèle idéal afin de pousser à des réformes inimaginables autrement. À ce classique exercice s’ajoute cette fois le choix que fait l’auteur d’aller chercher son inspiration dans une société existante, aussi connue que commentée par les philosophes des Lumières. Ce choix nous permet, par la comparaison entre son interprétation de la liberté sexuelle des femmes de la caste des Nairs, et celles de Montesquieu ou le baron d’Holbach, de mesurer le coup de force mental et intellectuel qu’a été L’Empire des Nairs. À rebours des stéréotypes sexistes véhiculés par ceux qui incarnaient, même aux yeux du jeune auteur, l’homme civilisé des Lumières, Lawrence impose, seul contre tous, une conception neuve, radicalement moderne, de la civilité sexuelle.