16 décembre 2021
info:eu-repo/semantics/OpenAccess
Romain Frezzato, « PRATIQUES TRANSGENRES DANS LE ROMAN MODERNE ET POSTMODERNE : TRAVESTI ET TRAVESTISSEMENT DANS NOTRE-DAME-DES-FLEURS DE JEAN GENET, CE LIEU SANS LIMITES DE JOSÉ DONOSO, JE TREMBLE Ô MATADOR DE PEDRO LEMEBEL ET LAST EXIT TO BROOKLYN DE HUBERT SELBY JR. », HAL-SHS : littérature, ID : 10670/1.19swnk
Dans un monde que gouverne la binarité de genre, la littérature tend à représenter et mettre en scène des personnages issus de cette binarité. Mais que se passe-t-il lorsqu’un romancier décide de centrer son récit autour d’un dissident du genre ? Parties de cette question, nos recherches s’ingénient à questionner les pratiques transgenres dans le roman moderne et, pour l’un des textes du corpus au moins, dans la postmodernité. Il s’agit dès lors d’observer comment s’érige au fil des pages une véritable sémiologie du travestissement de Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet (1943) à Tengo miedo torero de Pedro Lemebel (2001) en passant par El Lugar sin límites de José Donoso (1966) et Last Exit to Brooklyn de Hubert Selby Jr. (1964). Si le point nodal de ces quatre œuvres romanesques est bel et bien la représentation des pratiques transgenres (vestimentaires, gestuelles, artistiques), il s’agit aussi d’interroger les matérialités trans, soit la façon dont le corps se module et modèle à l’aune des torsions qu’on lui fait subir. Or, dans trois des œuvres de ce corpus, le corps queer est un corps sénescent, de sorte que le vieillir queer se teinte d’une morbidité qu’il nous faut replacer dans un contexte historique spécifique. Car si le troisième âge croise le troisième sexe c’est pour rappeler ici l’inviabilité des matérialités – et des identités – queer. Le corps travesti est d’abord un corps impossible. Mais de la France occupée au Chili de Pinochet, le corps travesti n’incarne pas seulement la morbidité transgenre et homosexuelle mais aussi la déliquescence d’un monde occupé par la répartition binaire des sexes. Dans chacun des romans, le travestissement ne doit pas se lire comme une pratique intime mais irréductiblement politique. Le travesti, qu’il le veuille ou non, dit quelque chose de la polis. Il incarne à plus d’un titre le travestissement de tous et de toutes, une vérité sociale universelle. En plaçant la focale sur les pratiques et les performances d’un dissident du genre – Divine chez Genet, la Manuela chez Donoso, Georgette chez Selby Jr. et la Folle d’en face chez Lemebel –, les auteurs s’intéressent avant tout à leur rayonnement, à la façon dont leur travestissement irradie sur leur audience, sur le corps social en déliquescence qui les accueille – et les rejette. C’est pourquoi l’art romanesque ne peut lui-même rester intact lui qui, au contraire du corps social, intègre et déploie les performances travesties au rythme desquelles il accole son phrasé, sa narration, son séquençage, en un mot, son esthétique. Car si la performance du travesti réside aussi dans l’art de manier la langue, il faut bien que le récit en subisse la marque. Et puisque deux des auteurs de notre corpus se réclament publiquement de l’homosexualité, voire du travestissement, la question se pose de savoir si, au même titre qu’il existe une écriture féminine, il existe une écriture queer de sorte que l’art romanesque lui-même se présente comme une performance transgenre, voire la performance transgenre ultime. Ainsi, de la robe à la narration, du maquillage au style, de la perruque à l’écriture, nous nous proposons de mettre en évidence la façon dont le roman se trouve bouleversé par l’intégration en son sein des pratiques de travestissement.