Littérature, numérique et régime de visibilité : du texte livresque aux formes imaginales

Résumé Fr

En forgeant en 1998 le concept d’"image du texte", Emmanuël Souchier a souligné le paradoxe de la culture scripturale : omniprésente dans l’espace social, elle reste cependant inaperçue, imperceptible, pour ne pas dire invisible. Dans notre quotidien, nous sommes peu sensibles à la dimension matérielle de l’écriture : le signifiant passe à l’arrière-plan du signifié. Mais cette dimension a un poids, qui conditionne l’interprétation des énoncés et, potentiellement, les pratiques qui en résultent. La "livrée graphique" (Souchier) de l’écriture est prise en charge par un ensemble de métiers qui apposent discrètement leurs marques, leurs valeurs, leurs gestes sur les conditions de lisibilité de tout texte, de tout écrit, de toute œuvre. On mesure d’autant plus l’enjeu d’un tel processus dans les espaces numériques, où des industriels configurent jusqu’aux modalités de production des logiciels grâce auxquels nous écrivons, lisons, interagissons. Au sein du visible et des mondes techniques se logent des enjeux de pouvoir sur lesquels les sciences humaines et sociales, depuis Wittgenstein jusqu’aux épistémologies féministes, ont attiré notre attention.Dans les lignes qui suivent, je rendrai compte de recherches déjà menées ou en cours, tout en dialoguant avec d’autres travaux. Mon but n’est pas d’être exhaustif mais d’identifier des phénomènes observables pour travailler la question des "technologies de la visibilité" – ici : index, table des matières, rubricage, geste, page, etc. – dont on peut penser, avec Illich, qu’elles nous informent d’une métamorphose de l’ordre du savoir. En appliquant cette question à la littérature, entendue dans un sens large ("homothétique", "augmentée », "expérimentale", "universitaire", etc.), en tenant compte de la multiplicité de ses acteurs (industriels, artistes, etc.), de ses supports et de ses cadres (systèmes d’exploitation, logiciels, documents), j’aimerais montrer qu’elle offre un riche terrain d’exploration, pour penser les textes livresques et les tensions qu’ils suscitent sur différents plans, sociaux, techniques, anthropologiques, littéraires.