2017
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Aude Lalanne Berdouticq, « « J’vas m’habiller en poule et toi en homme ». Le travestissement des soldats français pendant la Grande Guerre : une transgression de l’ordre du genre ? », HALSHS : archive ouverte en Sciences de l’Homme et de la Société, ID : 10670/1.592ef8...
Le marié, élégamment vêtu, bombe le torse et adresse au photographe un sourire complice. La jeune épousée, les yeux baissés, incline la tête vers son cavalier, la chevelure couverte d’un voile blanc pudiquement ramené sur la poitrine. Le cortège fait alterner lourdes robes et uniformes, mais tous les visages portent la moustache. Nous sommes en 1915, les soldats français, le temps d’une mascarade, se rient des codes de la virilité guerrière et se distraient des horreurs de la guerre en recréant les festivités d’un mariage. La scène, qui dégage une franche gaîté, se retrouve dans les albums photo des soldats, avec une fréquence et des caractéristiques qui autorisent à parler de rituel. Il n’est en effet pas rare qu’au repos, à l’arrière d’un front immobile pendant plus de trois ans, les soldats investissent les maisons et les armoires des civils déplacés pour se déguiser, bien souvent en femmes.La pratique n’est pourtant pas anodine. Le travestissement des hommes pendant la Grande Guerre est tout à la fois réel et fantasmé, banal et redouté. En bousculant le système de valeurs normatives sur lequel repose l’ordre du genre , il renvoie à la peur de la confusion des sexes. Dans une société qui place les catégories sexuelles au fondement de la pensée de la différence , le vêtement a, parmi ses différentes fonctions, celle de permettre une lecture immédiate de l’individu . Il facilite l’identification comme homme ou femme en renvoyant à des manières de se vêtir distinctes et exclusives . Le travestissement consacre donc le le franchissement d’une frontière bien définie, au sens étymologique de transgressio , le passage d’une limite socialement construite, celle qui sépare et hiérarchise les genres. Se déguiser en femme, pour un homme, signifie ainsi déroger, perdre son rang dans une hiérarchie sociale qui place les valeurs masculines très au-dessus des valeurs féminines. En cela, la logique est inverse à celle qui organise le travestissement féminin , qui relève de l’usurpation, de la conquête ou de la revendication . Les codes vestimentaires peuvent alors être lus comme autant de normes prescriptives qu’un ordre de contrainte efficace impose aux hommes et aux femmes. Pourtant, dans les zones de l’arrière-front de la guerre de position, le travestissement ponctuel est intégré aux rituels festifs du quotidien. L’exceptionnel de la guerre semble autoriser des pratiques considérées comme transgressives en temps de paix. Il serait tentant d’y voir un indice de vacillement des normes sexuées de la société française. Mais le travestissement subvertit-il pour autant l’ordre du genre, à la fois rapport de pouvoir et principe de division ? Cette transgression est en réalité limitée dans sa pratique comme dans ses effets. Elle ne redéfinit réellement l’univers des possibles pour aucun des deux sexes.