3 juin 2025
http://creativecommons.org/licenses/by-nc/
Sarah Gruszka, « Haine encouragée, haines indicibles: Les multiples facettes de la haine en temps de guerre et de survie », HAL SHS (Sciences de l’Homme et de la Société), ID : 10670/1.6580ff...
Au cours du siège que subit Leningrad durant deux ans et demi par les troupes allemandes, la haine fit l’objet d’un double renversement des valeurs. Comme dans toute l’URSS stalinienne en guerre, elle acquit une connotation positive quand la propagande soviétique se mit à encourager, voire à ériger au rang de devoir civique, la haine à éprouver envers l’ennemi fasciste. En étudiant les journaux personnels tenus par les assiégés, il s’agit de voir dans quelle mesure cette campagne d’instrumentalisation des affects, qui avait pour objectif de renforcer la mobilisation de la population, fut efficace et comprise par la population. Mais contrairement à l’image d’Épinal véhiculée par des décennies d’historiographie soviétique bien figée dans un canon héroïsant, l’Allemand ne fut pas la seule cible de la haine des assiégés. Dans un contexte de famine, de lutte quotidienne pour la survie et d’explosion de la mortalité, des manifestations de rancœur, d’envie et d’égoïsme apparaissent au sein de la population, s’immisçant jusque dans la sphère familiale. Écornant la représentation dominante d’une société exemplaire louée pour son entraide à toute épreuve, la haine entre proches fera l’objet d’un des tabous les plus intouchables de cette histoire. Un tel décalage invite à interroger ce sentiment en tant qu’infraction à une norme comportementale et émotionnelle qui persistera à présenter des habitants affamés, au seuil de la mort, en surhommes, leur déniant le droit et la légitimité à éprouver des affects tout aussi hors-normes que l’étaient leurs conditions de vie.