2023
Laurent Jaffro, « L'acrasie : irrationalité ou immoralité ? », HAL-SHS : philosophie, ID : 10670/1.67dk6y
Dans le débat sur l’acrasie, on entend par « jugement du meilleur », ou « meilleur jugement », un jugement personnel selon lequel, tout bien considéré, il est meilleur d’agir ainsi qu’autrement. Comment est-il possible qu’une personne agisse intentionnellement contre son meilleur jugement alors qu’elle croit être libre de le suivre et que rien ne l’en empêche ? Tel est le problème théorique de l’acrasie, dans la formulation que Donald Davidson a fixée. Il existe aussi un problème pratique de l’acrasie, celui de ses remèdes : comment éviter d’agir contre son meilleur jugement, en particulier si on est chroniquement disposé à agir ainsi ? Je considère seulement le problème théorique.Dès les premières formulations de Platon dans le Protagoras, avant qu’Aristote ne lui donne son nom, il est clair que l’acrasie constitue un problème de rationalité pratique. Le « meilleur que… » est un « apparemment meilleur que… », et n’a pas de sens spécialement moral. Davidson, qui veillait à en donner les exemples les plus triviaux et les moins moraux possible, s’intéressait à la question parce qu’elle est un défi pour une théorie de la rationalité subjective : une telle conduite est irrationnelle dans la mesure où elle s’écarte du jugement tout bien considéré de l’agent. Cette irrationalité met à mal des principes qui sont inégalement partagés par les philosophes : la théorie causale de l’action, qui implique, comme le dit Davidson, que les raisons les plus fortes sont aussi les causes les plus fortes ; ou le principe, plus consensuel, selon lequel on désire et on agit sub specie boni, ici sous l’apparence du meilleur.Pourtant, la tentation est forte de moraliser le problème de l’acrasie, de trois manières. D’abord, des principes moraux de l’agent peuvent être trahis dans son action. Ensuite, il semble assez naturel de penser que l’acrasie est particulièrement fâcheuse lorsque l’action acratique est moralement blâmable, de la même façon que la procrastination est d’autant plus préoccupante que l’action différée est importante. Enfin, une disposition chronique à agir contre son meilleur jugement pointe dans la direction d’un manque de contrôle de soi qui ressemble à un vice.Je discute ces trois manières de moraliser le problème théorique de l’acrasie et conduis une enquête sceptique sur les conditions de possibilité d’une immoralité interne à l’acrasie.