17 décembre 2024
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François Levin, « L'intelligence artificielle au défi de ses critiques philosophiques », HAL SHS (Sciences de l’Homme et de la Société), ID : 10670/1.6b2d4b...
Le développement de l'intelligence artificielle a fait naître, dans le champ philosophique, un certain nombre de discours critiques. Ceux-ci sont gouvernés par deux grands paradigmes. Le premier paradigme, héritier de la pensée de Michel Foucault, comprend les systèmes d’intelligence artificielle à partir des notions de surveillance, de contrôle et de sécurité et conçoit leur fonction et leur développement comme relevant primairement des logiques propres aux dispositifs de pouvoir. Le deuxième paradigme s’articule centralement autour de la critique de l’automatisation, des formes de dépossession organisées par le développement de l’IA et plus généralement de la place occupée par le calcul dans les différents domaines de la vie sociale. Ces critiques, qui réactivent les perspectives théoriques développées par Martin Heidegger, relèvent plus généralement d’une remise en cause du rapport calculatoire au monde issu de la modernité. Vis-à-vis de ces paradigmes, l'enjeu de ce travail est tout d'abord de clarification, puisqu'il s'agit de restituer leurs arguments, de dévoiler leurs fondements philosophiques, et de montrer en quoi ils permettent de saisir la nature et les effets propres des systèmes contemporains d'intelligence artificielle et notamment d'apprentissage machine. Mais il s’agit également de montrer leurs limites, en premier lieu sur le plan épistémologique. La nouveauté des systèmes d'IA se situe en effet dans leur capacité à produire des effets d'élargissement et de décentrement épistémique. Loin de réduire la réalité au même comme le suppose la critique, les technologies computationnelles peuvent nous faire accéder à une forme d'altérité et nous permettre d’adopter des perspectives non anthropocentrées sur le monde, notamment celle propre à la planétarité, dans ses dimensions bio-physiques non humaines. Nous nous appuyons en particulier, pour défendre cette idée, sur une relecture des œuvres de Leibniz et de Bacon visant à faire valoir des significations du calcul alternatives à celle envisagée par la tradition heideggerienne. Le dernier moment de la thèse tire les conséquences politiques de ces limites épistémologiques. Il souligne notamment l'impossibilité des deux paradigmes critiques à envisager de nouveaux agencements émancipateurs avec les systèmes intelligents, au profit de logiques purement subversives ou relevant d’une forme de fascination pour l’incalculable ; à cet égard, ils risquent de mener à une forme de repli mélancolique ou esthétique de la pensée politique. Il semble alors nécessaire de défaire l'emprise foucaldo-heideggerienne sur la philosophie de la technologie contemporaine pour envisager, en s'appuyant centralement sur la pensée de Deleuze et Guattari dans les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie, de nouvelles formes possibles pour les systèmes d'IA. Celles-ci pourraient prendre pour horizon l'idée d'une écologie des intelligences fondée sur le concept de multiplicité, qui viserait à défaire les logiques identitaires et anthropocentriques qui gouvernent nos rapports aux systèmes d’intelligence artificielle, échappant ainsi aux phénomènes de confrontation, de spécularité ou d’assimilation qui les caractérisent le plus souvent. En ce sens, elles auraient pour objectif de développer des agencements féconds avec les systèmes artificiels, à partir des catégories d’altérité et d’étrangeté et d’ouvrir la voie pour une forme renouvelée de politique de la technologie.