2019
Cairn
David Dupuis, « Apprendre à voir l’invisible. Pédagogie visionnaire et socialisation des hallucinations dans un centre chamanique d’Amazonie péruvienne », Cahiers d'anthropologie sociale, ID : 10670/1.6t2ff5
Dans le débat qui l’oppose aux époux Wasson, Claude Lévi-Strauss présente l’expérience hallucinogène comme strictement informée par la culture. Bien que cette thèse soit largement partagée par les anthropologues, ces derniers sont restés peu diserts sur la manière dont les représentations partagées d’un groupe social structurent l’effet des hallucinogènes. Cet article vise à dessiner quelques pistes en vue d’éclairer la nature de cette opération, que je propose de désigner sous le terme de « socialisation des hallucinations ». Je m’appuie à cette fin sur les données ethnographiques collectées à Takiwasi, l’un des principaux centres chamaniques d’Amazonie péruvienne, qui propose à une clientèle internationale des pratiques inspirées du chamanisme métis de la région (curanderismo), au premier rang desquelles figure l’usage ritualisé du breuvage psychotrope ayahuasca. Le caractère stéréotypé des hallucinations visuelles rapportées par les participants de ces pratiques apparaît comme le résultat d’un apprentissage progressif dont je m’attache ici à analyser les ressorts et les implications. Je montre ainsi que les interactions discursives et pragmatiques encadrant la consommation de l’hallucinogène, qui constituent autant d’opérateurs de « socialisation des hallucinations », façonnent les attentes et éduquent l’attention du participant, organisant de ce fait l’expérience visionnaire au prisme des schèmes proposés par le groupe social. Supportant l’instauration d’un collectif et la recomposition de la relation que les participants entretiennent avec leur propre identité, l’expérience visionnaire apparaît alors comme un puissant support de transmission culturelle et d’affiliation au groupe social.