Apprendre à voir l’invisible. Pédagogie visionnaire et socialisation des hallucinations dans un centre chamanique d’Amazonie péruvienne

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Dans le débat qui l’oppose aux époux Wasson, Claude Lévi-Strauss présente l’expérience hallucinogène comme strictement informée par la culture. Bien que cette thèse soit largement partagée par les anthropologues, ces derniers sont restés peu diserts sur la manière dont les représentations partagées d’un groupe social structurent l’effet des hallucinogènes. Cet article vise à dessiner quelques pistes en vue d’éclairer la nature de cette opération, que je propose de désigner sous le terme de « socialisation des hallucinations ». Je m’appuie à cette fin sur les données ethnographiques collectées à Takiwasi, l’un des principaux centres chamaniques d’Amazonie péruvienne, qui propose à une clientèle internationale des pratiques inspirées du chamanisme métis de la région (curanderismo), au premier rang desquelles figure l’usage ritualisé du breuvage psychotrope ayahuasca. Le caractère stéréotypé des hallucinations visuelles rapportées par les participants de ces pratiques apparaît comme le résultat d’un apprentissage progressif dont je m’attache ici à analyser les ressorts et les implications. Je montre ainsi que les interactions discursives et pragmatiques encadrant la consommation de l’hallucinogène, qui constituent autant d’opérateurs de « socialisation des hallucinations », façonnent les attentes et éduquent l’attention du participant, organisant de ce fait l’expérience visionnaire au prisme des schèmes proposés par le groupe social. Supportant l’instauration d’un collectif et la recomposition de la relation que les participants entretiennent avec leur propre identité, l’expérience visionnaire apparaît alors comme un puissant support de transmission culturelle et d’affiliation au groupe social.

In the debate between Claude Lévi-Strauss and the Wasson couple, Claude Lévi-Strauss presents the hallucinogenic experience as strictly informed by culture. Although this thesis is widely shared by anthropologists, they have remained silent on how shared representations of a social group structure the effect of hallucinogens. This article aims to outline some ideas to shed light on the nature of this operation, which I propose to refer to as the “socialization of hallucinations”. To this end, I rely on ethnographic data collected in Takiwasi, one of the main shamanic centres in the Peruvian Amazon, which offers to an international clientele practices inspired by the region’s Métis shamanism, as the ritualized use of the psychotropic brew ayahuasca. The stereotypical nature of the visual hallucinations reported by the participants in these practices appears to be the result of a progressive learning process, the driving forces of which I am trying to analyse here. I thus show that the discursive and pragmatic interactions framing the consumption of hallucinogen gradually lead to the shaping of expectations and the education of the participant’s attention, whose visionary experience is thus organized according to the schemes proposed by the social group.

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