2013
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Jean François Bissonnette, « Entre émancipation et paranoïa : la " propriété de soi-même " comme motif aporétique de la sensibilité politique moderne », HAL SHS (Sciences de l’Homme et de la Société), ID : 10670/1.7a223e...
Au croisement d'une histoire purement livresque des idées politiques et de ce que l'on pourrait appeler une sociohistoire de la sensibilité, cet article pose que la rationalité politique moderne se fonde sur une forme de subjectivation singulière que désigne la notion de " propriété de soi-même ". Classiquement formulée par John Locke, l'idée voulant que la fin pour laquelle les hommes " se soumettent à un gouvernement, c'est de conserver leurs propriétés " suppose l'existence d'une propriété fondamentale de l'individu sur lui-même, un " droit de propriété sur sa personne " qui conditionne son pouvoir d'appropriation sur ses biens. Dans la même veine, Thomas Hobbes écrivait, quelques décennies plus tôt, que " parmi toutes les choses que chacun a en propriété, les plus chères sont sa vie et ses propres membres ", ces choses du corps grâce auxquelles sa liberté peut s'accomplir comme déploiement illimité de sa puissance vitale. À la racine de la doctrine libérale se trouve donc cette modalité du rapport à soi qui affirme que, se possédant lui-même en vertu d'un droit naturel, l'individu est dès lors qualifié à recevoir de l'autorité souveraine la garantie d'un droit exclusif sur ce qu'il peut s'approprier, de même que l'assurance d'être protégé des torts qui pourraient lui être faits. Avoir un corps en propre apparaît donc, dans le discours politique mais aussi dans la sensibilité des modernes, comme la condition de la liberté. L'article vise à démontrer la pérennité d'une telle conception du rapport à soi au sein de traditions critiques de la doctrine libérale, qu'il s'agisse de la théorie marxiste de l'aliénation ou de la critique féministe d'une corporalité asservie aux exigences du patriarcat. Si la réappropriation de son corps, son arrachement à l'emprise des puissances qui l'exploitent peuvent apparaître comme un moyen d'émancipation, la question se pose de savoir si cela ne risque pas de reconduire ce qui constitue l'envers de la posture libérale, soit cette disposition affective qui mène à voir en autrui une menace à la propriété de soi, dont l'état de nature hobbesien, motif d'un autre genre de servitude, offre l'exemple paradigmatique.