2021
Cairn
Philip Scranton, « Fixing holes in the Plan: maintenance and repair in Poland, 1945-1970 », Entreprises et histoire, ID : 10670/1.80r41g
Comment une nation comme la Pologne, qui construit le socialisme dans le sillage des destructions massives de la Seconde Guerre mondiale, s’y prend-elle pour entretenir et réparer les outils, les machines, les systèmes d’alimentation en carburant et en électricité, les navires et les chemins de fer, tout en faisant face à des pénuries persistantes de capitaux et de compétences et à des épisodes de bouleversements politiques ? Comment les individus et les ménages réussissent-ils à obtenir des services de réparation pour ceux de leurs biens qui ne peuvent pas être facilement remplacés, ou pour leurs résidences qui se détériorent ? Comment les activités telles que la fabrication de pièces de rechange, la fourniture de services ou la réutilisation des déchets ont-elles été encadrées et restructurées dans les espaces socialistes ? Comment ces efforts et ces résultats ont-ils émergé entre 1950 et 1970 ? Et avec quelles conséquences pour l’agriculture, l’industrie, les transports et la vie quotidienne ? Cet article entreprend de reconstruire les pratiques socialistes de maintenance et réparation dans l’économie planifiée polonaise au sein de trois secteurs : les transports ferroviaires et maritimes, les services aux personnes et aux familles, l’agriculture et l’industrie.Depuis leurs débuts, les capacités de transport dépendent d’un entretien rigoureux et d’un travail de réparation qualifié, sans lesquels le système ferroviaire s’effondre et les navires coulent. Pourtant, dans une Pologne en proie à des difficultés financières, le maintien de telles compétences s’est avéré difficile bien qu’essentiel, notamment parce que les locomotives à vapeur sujettes aux pannes ne pouvaient pas être remplacées facilement par les modèles diesel et électriques « modernes » que l’Occident industrialisé adoptait de plus en plus. Les familles ont été confrontées à des défis différents pour faire réparer leurs objets, des chaussures aux montres en passant par les boiseries de fenêtres. Alors que les planificateurs se concentraient sans relâche sur la production industrielle et agricole, les services « non productifs » pour les ménages dépérissaient : les artisans vieillissaient et leurs successeurs, confrontés à des revenus incertains, cherchaient plutôt à travailler en usine ; il était difficile, voire illégal, de se procurer des matériaux et des fournitures quand on ne disposait pas des allocations prévues par le plan ; et les prix bas, réglementés par l’État, donnaient la priorité aux consommateurs et non aux fournisseurs. Dans l’industrie et l’agriculture, l’entretien et la réparation ne pouvaient pas se faire sans pièces de rechange (avec des dizaines de milliers de références). Pourtant les plans de production n’offraient des primes aux constructeurs de machines et de tracteurs que pour les produits finis ; la fabrication de pièces était une perte de temps qui compromettait la réalisation des objectifs. Cette situation a conduit à des tactiques désespérées, les entreprises envoyant des techniciens sur les routes pour « chasser » les pièces dans les entrepôts, dans des entreprises comparables ou chez les ferrailleurs. Ce n’est que dans les années 1960 que des centres régionaux de réparation de tracteurs ont été mis en place, tout comme des équipes itinérantes d’ouvriers qualifiés, qui venaient réparer les machines, par exemple dans les usines de fabrication de papier. Mais à cette époque il est clair que les investissements dans l’ensemble de l’économie ont été trop faibles pendant des décennies, en raison de déficiences aussi profondes que persistantes dans la coordination technique et organisationnelle.