15 juillet 2022
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Rémi Labrusse, « Condition moderne et renversements du temps », Textes et contextes, ID : 10670/1.81dc78...
Dès la fin du XVIIIe siècle, l’histoire de l’art et l’archéologie ont été des champs privilégiés au sein desquels deux rapports au temps se sont affrontés : celui, objectif et spatialisé, de la « période » ou de l’« époque », capsules appelées à ordonner dans leurs limites comptables le flot des choses matérielles qu’on y range et auxquelles on demande, ce faisant, de conférer une substance à cette temporalité abstraite ; et celui, subjectif et incernable, d’une présence sensible des œuvres outre-temps, trouée vécue à travers les classifications chronologiques, par laquelle s’est largement définie l’expérience esthétique. La tension entre une valorisation exacerbée de cette expérience et, à l’inverse, une historicisation totale du réel peut être considérée comme le foyer central de la condition moderne. Cette attirance simultanée pour deux temporalités irréconciliables ouvre sur un abîme : par sa puissance de déstabilisation, elle induit un rapport critique à soi et suscite, pour le manifester, l’invention de lieux, de pratiques, de discours spécifiques, articulés à l’expérience esthétique, auxquels la conscience collective a accordé une importance symbolique majeure. Au premier rang de ces structures de sens figurent le musée et le site archéologique. Ces matérialisations spatiales du temps se sont installées en position dominante dans les représentations collectives au XIXe siècle, moins en tant que vecteurs d’élucidation de la nuit du temps qu’en tant qu’espaces critiques d’affrontement entre temporalités contradictoires. Là, en effet, le temps spatialisé simultanément s’institutionnalise et se défait : au-delà des discours savants qui tendent à la circonscrire, une expérience fondamentale de déchirement se déploie, entre représentations mélancoliques du passé et intuitions de l’immémorial. Les jeux de l’anachronisme, explicitement mis en œuvre ou obscurément désirés, opèrent entre ces pôles et les font parvenir à la conscience de soi. Deux exemples serviront à le montrer : dans la sphère du musée, celui de la period room, ou pièce d’époque ; dans le cadre archéologique, celui de la préhistoire humaine avec, en son cœur, la grotte ornée. Plus que d’exemples parmi d’autres, à vrai dire, il s’agit de points d’incandescence – aussitôt perçus et débattus comme tels – où se trouvent exaltées les contradictions essentielles de notre rapport moderne au temps.