28 août 2022
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Christophe Gibout et al., « Quand l'incorporation de normes alimentaires et la gentrification structurent le projet de transformation de la friche industrielle : l'expérience de Fives-Cail-Babcock à Lille (France) », HAL SHS (Sciences de l’Homme et de la Société), ID : 10670/1.8fdbfe...
Tast’in Fives est un projet de réhabilitation urbaine qui vise à rénover une gigantesque friche industrielle située dans un quartier populaire de Lille (France). Porté par la Ville, ce projet réunit des activités de production et de consommation alimentaires, d’agriculture urbaine, mais aussi de restauration et de services alimentaires. Si la reconversion d’anciens sites industriels en food-courts n’est pas inédite, l’expérience lilloise est ambitieuse par son ampleur et sa systématisation autour de l’alimentation durable. Notre propos portera sur un aspect plus précis de cette expérience spatiale, celui de la soutenabilité alimentaire et de la façon dont elle s’est transformée en injonction sociétale, participant d’une forme de gouvernementalité des corps (Foucault, 1972) par l’acte alimentaire, entrainant des formes de résistance au projet de régénération urbaine.« Il faut changer les habitudes alimentaires des populations en difficulté dans le quartier afin de leur permettre d’accéder à un mieux-être » (un institutionnel). On assiste à une nouvelle « gouvernementalité des corps » construite sur une moralisation douce qui utilise des voies détournées et se laisse deviner dans les interstices des activités proposées via une valorisation de la sobriété alimentaire, via un essaimage de règles et de normes sociales qui, dépassant largement la production culinaire et la manducation, guident les corps et les consciences vers un « savoir-être » auquel il faut se conformer , enfin via une dénégation du social qui évacue les questions des inégalités sociales et des différences culturelles. Tout se passe comme si la cuisine était indiscutablement vectrice d’une mixité sociale harmonieuse rendue naïvement possible par la convivialité et le vivre ensemble auxquels l’individu est enjoint de se conformer, comme si les activités mises en œuvre dans la friche industrielle participaient de la promotion de ces autres manières de consommer désignées comme « responsables » voire « intelligentes ». Pourtant, des résistances s’expriment par le détournement/retournement du discours institutionnel sur l’injonction au bien-manger (gaspillage ostentatoire de nourriture, mise en scène de la junk-food dans les environs de la friche industrielle, etc.) et qui parfois sur déportent sur les aménagements urbains proprement dits. Ces résistances traduisent le sentiment, partagé par les opposants interrogés, qu’ils sont face à des « entrepreneurs de morale [qui]… veule[nt] que les autres fassent ce que [eux] pense[nt] être juste » (Becker, 1963). Ces résistances obligent peu à peu les initiateurs du projet à transiger (entrée de nouveaux partenaires, acceptation de critiques et suggestions) afin de garder la main sur le projet et d’assurer son succès politique et sa réussite économique. S’opèrent alors des formes de « transactions sociales » dont l’objet propre est, pour les porteurs de projet, de négocier le négociable et de ne pas transiger sur le non-négociable (Blanc, 1992).En conclusion, cette expérience lilloise de « recharge » du patrimoine industriel peut être lue comme la tentative de construction, par les instances locales, d’une forme d’utopie territoriale. Face à elle surgit le réel sous la forme de résistances qui sont autant d’appels, pas nécessairement formalisés, à se réapproprier les lieux comme formes d’ « hétérotopies » (Foucault, 2001).