2016
Marie-Eugénie Kaufmant et al., « [Prologue] Parte d[i]ecinueve y la mejor parte de las comedias de Lope de Vega Carpio, Procurador Fiscal de la Cámara apostólica y su Notario, descrito en el Archivo Romano. Dirigidas a diversas personas / Vega Carpio, Lope Félix de », HAL-SHS : littérature, ID : 10670/1.8xwrr2
La Parte d[i]ecinueve y la mejor parte, la « meilleure parte des comedias » de Lope de Vega, est présentée dès son titre, sur le mode de l’accroche publicitaire, comme l’acmé de la dramaturgie lopesque. Parmi ses textes liminaires1, elle contient du reste le prologue le plus étendu de ses Partes. Comme dans le prologue dialogué de la Parte XVI, Lope met ici en scène un personnage allégorique qui personnifie le théâtre de corral. Cette personnification est déjà utilisée dans la plupart des prologues lopesques, où le Théâtre s’adresse directement au lecteur. Cette fois, la parole lui est donnée dans un dialogue avec un Poète qui représente le dramaturge-poète de la comedia aux prises avec les inquiétudes de son siècle théâtral. D’une part, cette structure favorise l’estompage de la frontière entre le cadre prologal et la fiction théâtrale. Ainsi le Poète est-il volontiers associé à la figure du valet bouffon pour la diversité de ses rôles burlesques et pour la fonction méta-théâtrale que ce personnage-type assume souvent dans le théâtre espagnol du Siècle d’or. D’autre part, la forme dialoguée, qui se nourrit des artifices maïeutiques propres au dialogue humaniste, permet à Lope de dissimuler ses postures poétiques sous les différents masques des deux personnages, qui se font tour à tour le porte-parole de l’auteur et de ses fonctions de critique dramatique, ou l’écho parodique de ses contradicteurs. La théorie théâtrale de Lope de Vega s’y dévoile en filigrane par le jeu du rapport dialectique et de distanciation burlesque que permet le dialogue théâtral. Dans une élaboration littéraire soignée, l’ironie, l’humour, la métaphore et le burlesque maniés par les personnages rendent toujours plus subtiles les positions théoriques de l’auteur, ainsi que les piques lancées contre ses détracteurs auxquels la parte est dédiée : ceux-ci sont en effet représentés, dès l’épigramme en latin qui précède le prologue, par le Licencié Ironie de Conculcabis – auquel cependant Lope s’identifie ensuite par le biais de la dérision.La spécificité de ce prologue tient aussi au fait que Lope semble vouloir détailler de manière exhaustive l’ensemble des circonstances non seulement théoriques, mais aussi pratiques, dans lesquelles la production de ses pièces s’inscrit. Le prologue débute de façon originale par une exposition des difficultés engendrées par le statut commercial du corral. Au fil du dialogue, où le personnage du Théâtre fait l’ingénu, sont dénoncées, chiffres à l’appui, les complications d’un marché qui profite davantage aux administrateurs désormais officiels des corrales madrilènes qu’aux chefs de troupe (autores) et aux dramaturges. Le poète se fait l’écho des évolutions engendrées depuis 1615, notamment en matière de prix, par la réforme du système de bienfaisance, dont les bénéfices théâtraux sont le fondement puisque les corrales, en tant que propriétés des confréries, servent à subventionner les hôpitaux publics. Cette évocation des conditions pratiques débouche sur une affirmation du génie poétique comme patrimoine du poète. Ainsi la fonction de l’impression des comedias est-elle posée comme une revendication métaphorique de propriété intellectuelle, avec en toile de fond le souci permanent de Lope de Vega de lutter contre le plagiat de ses pièces. Au passage, sont évoquées les nécessités de réforme du marché théâtral par un Poète qui prend le masque burlesque des donneurs d’avis utopiques qui surgissent dans la littérature de l’époque, consciente de la décadence. Le théâtre et sa fonction économique y sont placés au centre d’un questionnement politique global, au sens antique d’administration sociale et morale du royaume.De la fonction politique du théâtre, le dialogue passe aux fonctions satiriques d’une comédie qui prend sa source chez Aristophane. Ainsi la flexibilité de l’échange dialogique permet-elle d’éclairer le va-et-vient établi entre les réalités pratiques de la représentation et les implications théoriques de la poétique de la Comedia nueva telle que l’entend Lope en tant que professionnel confirmé. Sous le masque du Poète, l’auteur réaffirme, quinze ans après son Arte nuevo, le principe de nouveauté qui régit une dramaturgie davantage orientée vers les exigences du marché théâtral ; surtout, il conçoit davantage cette dramaturgie en fonction du plaisir du public que dans l’optique d’une obéissance aveugle aux préceptes – n’en déplaise à ses détracteurs, qui l’accusent d’ignorance – et non sans évoquer l’arbitraire tyrannie critique du public commercial. Le théâtre imprimé se veut alors invitation à un décryptage de la « poétique invisible » revendiquée pour la Comedia. Cette lecture n’est-elle pas rendue nécessaire par les déformations que subissent les textes de comedias, tant de la part des acteurs, dont les erreurs d’élocution font l’objet d’une exposition burlesque, que de la part des autres intermédiaires et des détracteurs de Lope ? À ce sujet, Poète et Théâtre fustigent d’un commun accord les critiques littéraires, mauvais latinistes, qui s’abritent derrière des préceptes mal compris. Tous deux citent des références philosophiques antiques pour mieux parodier, à travers l’ironie, les détracteurs de Lope avec les armes, notamment néo-aristotéliciennes, qui sont les leurs. Derrière ces critiques générales, Lope vise de nouveau personnellement son principal adversaire, Pedro de Torres Rámila, qu’il nomme le « maître d’Alcalá », auteur de La Spongia, une satire violente de la vie de Lope et de ses œuvres, à laquelle Lope fait sans cesse référence dans ses prologues précédents.La critique littéraire et théâtrale de Lope finit par révéler, de manière subtile, une intention poétique. Il condamne également le développement des machineries dans le théâtre de corral, ce qui lui permet de souligner la qualité imaginative de l’imitation poétique dans ses pièces et de justifier une nouvelle fois, en filigrane, la publication d’un texte dramatique à valeur littéraire ajoutée. Face au Théâtre, qui lui reproche alors de faire appel à l’autorité poétique de Scaliger, le Poète affirme son indépendance et rejette de façon burlesque le carcan formel des parties du genre comique tout autant que les préceptes des tragiques antiques ou horatiens, pour affirmer sa volonté de ne plaire qu’au public. En parodiant les discours théoriques avec de nouvelles citations latines, Lope s’abrite derrière l’autorité sceptique de Cicéron. Le dialogue se résout en une annulation de l’apparent antagonisme initial entre le Théâtre et le Poète qui, dans une revendication burlesque de sa noblesse et de sa perspicacité, en appelle à l’espérance d’une gloire littéraire future, au-delà des usurpateurs, parmi lesquels se trouvent évoqués les memoriones qui piratent ses comedias en les apprenant par cœur et en les revendant. La dérision sur laquelle s’achève le prologue, où le masque lopesque du poète affleure derrière celui, burlesque, de l’alchimiste et du héros de chevalerie dans sa quête farfelue de reconnaissance, répond à une volonté profonde d’affirmer, pour la postérité, la fierté auctoriale d’une science dramaturgique originale, déliée de toute dette à l’égard des préceptes classiques et résolument tournée vers l’avenir, invitant à une revendication de l’impression comme œuvre de mémoire littéraire.