2023
Cairn
Lina Abascal et al., « Blogger, Faster, Stronger », Audimat, ID : 10670/1.ac3297...
La scène bloghouse n’aura finalement duré que quelques années entre la fin des années 2000 et le début des années 2010. Elle a pour moi un statut un peu particulier : comme membre du blog et collectif fluokids, je l’ai bien connue. Si bien que j’appréhende avec une certaine anxiété ce moment où l’on commence à en écrire l’histoire. Se présentent en effet tous les risques habituels d’écrasement des expériences du passé, contre lesquels cette revue a l’habitude de lutter. Le risque principal tient au fait de considérer, à cause de ce nom de “bloghouse” qui a fini par s’imposer, que c’est un genre musical plutôt homogène — un son maximal, compressé et lo-fi, celui des bangers / turbines — et représenté par quelques labels et artistes stars (Ed Banger, Kitsuné, Simian Mobile Disco, Justice, etc.). Or avant que ne se dégagent ces repères fédérateurs, il s’agissait aussi et peut-être surtout d’un réseau de blogger·euses notamment suédois·es, français·es, américain·es et australien·nes (un temps fédéré·es par la mailing-list secrète Grindin).Son centre de gravité tenait moins à un son particulier qu’à la fusion accélérée de styles multiples à travers des DJ sets décomplexés, la publication d’une avalanche de remixes — dont sortaient inévitablement les meilleurs tubes — et bien sûr des billets de blogs, des posts sur les réseaux sociaux et des playlists web, qui devenaient soudain des formats musicaux à part entière. Nous partagions un certain état d’esprit post-adolescent et un goût pour la fête comme espace de jeu. Nous mettions en commun nos différents avantages comparatifs locaux et nationaux tout en entretenant une certaine curiosité à l’endroit de ceux des autres — l’electro-pop et l’electro-house scandinave et australienne, le thrash punk de Los Angeles, le nu-disco d’un peu partout, et bien sûr les suites de la french touch dans ses différents aspects — arrangements chics et (hard) house filtrée.Qui se souvient aujourd’hui du remix de Switch pour le «Divine Gosa» de Radioclit, de son synthé irisé et plus délicieusement crispant que la pire des montées acid, et de ses tunnels de reverbs en forme d’impasses ? On pouvait lui enchaîner sans difficulté le remix d’Erol Alkan pour «Move My Body» de Tiga, qui faisait la jonction avec l’electroclash, cet autre genre tributaire d’une fascination un peu malsaine pour la combinaison de la fête et des médias ; mais aussi l’interrompre sans ménagement pour passer à une bluette techno minimale de Gui Boratto, à une ballade folk-pop de Gotye, ou un anthem de Juelz Santana. La façon dont nous rassemblions tous ces morceaux dans les mêmes mixes et playlists ressemble à ce qu’incarne l’hyperpop aujourd’hui : centralité des playlists, bastardisation des genres, glitch et mélodies 8bit, rencontres entre sensibilités emo, punk et électronique, entre pure dépense et mièvrerie…Même si elle aborde assez peu ces questions d’esthétique sonore, et qu’elle survalorise peut-être l’indépendance des espaces numériques, il me semble que la journaliste Lina Abascal, dans son récent livre Never be alone again, rend assez bien justice à cette scène — c’est que comme en témoignent les interludes du livre en forme de journal intime, elle aussi l’a vécue de l’intérieur. Le chapitre dont vous allez lire la traduction a en tout cas l’intérêt de faire ressortir une certaine candeur de la part de celles et ceux qui se retrouvaient alors propulsés dans les débuts de la célébrité en ligne. Il éclaire aussi au mieux la fin de l’ère bloghouse : la montée de plateformes marginalisant le partage de fichiers comme l’écrit et la promotion des identités d’« influenceurs » et de « créateurs » sont allées de pair avec la désaffection d’une bonne partie de celles et ceux qui y avaient cru y trouver, l’espace d’un instant, une manière de vivre sans jamais avoir à regarder derrière soi.GH.