2024
Louise Bernard de Raymond, « Sur les traces des quatuors à cordes joués à la Société des concerts du Conservatoire (1832-1870) : étude des annotations du matériel d’orchestre », HALSHS : archive ouverte en Sciences de l’Homme et de la Société, ID : 10670/1.amv6f3
Ce chapitre s’intéresse à une pratique historique dont l’usage s’est perdu : l’exécution de quatuors à cordes par l’ensemble des pupitres de cordes d’un orchestre (la Société des concerts du Conservatoire, SCC, entre 1832 et 1870). Parce qu’elle n’appartient ni pleinement au domaine de l’orchestre, ni à celui de la musique de chambre, cette pratique questionne les oppositions binaires par lesquelles l’historiographie a longtemps envisagé l’histoire de la musique (pratiques publiques / privées, orchestre / musique de chambre), ainsi que des concepts essentiels par lesquels nous pensons toujours la musique (œuvre, autorité, genre musical). En outre, la question du respect du texte noté est ici posée de manière accrue, tant l’ajout d’une partie de contrebasse peut modifier la partition de manière substantielle. Au-delà du déplacement du mode d’exécution du quatuor vers l’orchestre, ce qui rend cette pratique si passionnante à étudier est qu’elle prend place dans un moment de mutation des modalités de répétition et d’exécution des orchestres européens, dont la manifestation la plus évidente est l’avènement du chef d’orchestre-compositeur dirigeant de la baguette un groupe de musiciens dont il n’est plus lui-même issu. Dans la première moitié du XIXe siècle, la figure du violon-conducteur dirigeant archet en main à partir d’une partie séparée est celle qui prédomine. L’usage par le chef d’une partie séparée plutôt que de partition d’ensemble ne permettait alors pas un travail fragmenté et détaillé des œuvres pendant les répétitions. Cette ancienne manière de répéter invitait donc les musiciens à écouter avec attention, plutôt qu’à lire et respecter scrupuleusement le texte noté sur leur partition. Ce mode de lecture favorisait une forme de spontanéité au sein de l’orchestre : les coups d’archet, les nuances ou encore les intervalles sur lesquels pratiquer un port de voix pouvaient faire l’objet de choix individuels impromptus. La parfaite synchronisation des musiciens, ou encore l’homogénéité de couleurs des pupitres que nous recherchons aujourd’hui est une conséquence de nouvelles pratiques de répétition visant à un rendu littéral de la partition apparues au milieu du siècle.Ce chapitre situe le répertoire de quatuor dans ce double déplacement : d’une exécution par quatre solistes à la fosse d’orchestre d’une part, d’une lecture souple et distanciée du texte musical à son interprétation littérale de l’autre. L’analyse des matériels d’orchestre retrouvés y est centrale : les annotations laissées par les musiciens, les formats et fonctions des partitions sont étudiés pour les usages et les pratiques de lecture qu’ils révèlent (plus que pour les techniques instrumentales auxquelles ils renvoient). En comparant ces sources aux annotations du matériel des symphonies jouées par la SCC je montre comment des musiciens rompus à la musique de chambre ont transposé et adapté leur savoir-faire à une exécution par pupitres et sous la direction d’un chef. Cette étude démontre enfin comment ce répertoire, exécuté dans ce contexte particulier, a joué un rôle central dans les mutations des pratiques orchestrales de la SCC au XIXe siècle.